Le labyrinthe des révolutionnaires souverainistes

Depuis quelques semaines, le débat public de notre pays, qui est devenu un grand embrouillamini, est envahi par les conjectures sur l’état actuel de la relation entre le Président Diomaye Faye et son exceptionnel Premier ministre. Sans doute est-il intéressant d’épiloguer sur les vicissitudes de leur entente, puisque l’avenir du pays, noyé dans une crise économique exceptionnelle, en dépend considérablement. Mais, dans cette grande agitation, il nous arrive fréquemment d’oublier les vrais problèmes qui minent la vie de nos compatriotes. Je disais, dans ces colonnes, qu’il n’est pas nécessaire d’être un érudit en économie politique, pour comprendre la manière vertigineuse dont l’économie de notre pays est en train de s’effondrer sous nos yeux. Les conditions de vie deviennent insoutenables, suffocantes ; l’Etat lui-même, qui a tout fait pour se présenter comme un paria sur le marché financier international, est obligé de glaner des fonds là où il le peut, comme dans un système de prélèvement de l’impôt par capitation, pour payer les salaires et assurer les dépenses de fonctionnement. Au détriment de l’investissement. A cela s’ajoute la crise sécuritaire, avec des jihadistes qui sont à un jet d’arbalète de nos frontières.
Depuis le début du tandem, des esprits sérieux n’ont cessé de nous dire, avec beaucoup d’aplomb, que c’est un projet voué à l’échec, et que le pays ne peut pas se permettre de prendre un tel risque. Ces mêmes esprits, animés par le sens de l’histoire et la culture politique, ont aussi conseillé à l’actuel Premier ministre d’aller diriger l’Assemblée nationale, afin de gérer le Pouvoir législatif et de laisser l’Exécutif au Président Faye. Il va de soi que ces gens-là, qui ont eu le mérite de rester lucides en temps d’euphorie, ont été considérés comme des Cassandre par les nouveaux révolutionnaires souverainistes. Aujourd’hui, hélas, leurs prophéties sont en train de se réaliser ; et le passé, qui ne veut pas qu’on le croit passé, selon le mot de William Faulkner, donne une leçon à ceux qui l’avaient considéré comme mort et enterré. Dans les chaumières du peuple des 54%, on sanglote, on crie à la trahison, et on choisit avec lequel des deux hommes continuer l’aventure contestataire. A ce jour, seules des voix peu ou prou importantes s’élèvent pour clamer leur choix ou appartenance. Mais la plupart des dignitaires du parti attendent que les grandes lignes se dessinent plus clairement, pour décider s’il faut s’agripper aux strapontins et privilèges, ou refaire allégeance au gourou.
A observer la manière kafkaïenne dont le Président et son Premier ministre gèrent les affaires publiques, on constate aisément qu’il y a, entre les deux hommes, des contradictions insurmontables. Pour s’en convaincre, il suffit d’ausculter leurs discours respectifs sur la Justice. Si le président de la République, garant du fonctionnement régulier des institutions, prône une «Justice libérée» et juste, le chef du gouvernement, lui, aveuglé par le ressentiment et la vengeance, souhaite que la machine judiciaire lui permette de faire ses purges, de s’attaquer aux ennemis du «Projet», et de se débarrasser de tous ses ennuis judiciaires. Pour le chef de file des Patriotes, la Justice est une institution politique qui doit être mise à sa disposition, avec des magistrats dociles et complices, pour qu’il puisse assouvir ses desiderata les plus inimaginables. Nul doute que le discours d’ouverture et de tolérance du chef de l’Etat constitue un réel casus belli. Ou une trahison à peine voilée.
Il ne fait pas de doute que les escarmouches auxquelles on a eu droit n’ont qu’un seul mobile : la lutte pour le pouvoir politique. Le Président Faye a senti le besoin de se doter d’une formation politique à même de porter ses futures ambitions -peut-être présidentielles. En un mot, il veut sentir un sol plus ferme sous ses pieds, puisque le parti Pastef, contrôlé par son ami ou ex-ami, lui sera hostile. Il n’est pas inutile de souligner qu’en prenant une telle décision, il a aussi oublié l’un de ses premiers engagements à la tête de l’Etat : se débarrasser de tout ce qui est parti politique, pour, disait-il, rester au-dessus de la mêlée. Et des guerres picrocholines. Le réalisme qu’exige la politique a montré que cette décision, quoique mirifique en théorie, est suicidaire. Et le Président Faye le sait, quitte à désavouer, pour la première fois depuis le début de la révolution de Mars, son Premier ministre. Qui, enhardi par son «pouvoir» et sa légitimité, devant une foule en transe, et tombant dans le piège de la surenchère des hommes légitimes ou considérés ainsi, avait annoncé que la Coalition «Diomaye Président» ne sera jamais dirigée par une transfuge comme Mme Aminata Touré. Les fêlures, longtemps masquées et éludées à coups de slogans, prendraient aujourd’hui une allure de cassure.
La nouvelle coalition dirigée par Mimi Touré aura donc la responsabilité de coaliser plusieurs partis ou mouvements politiques autour de la figure tutélaire du président de la République. Qui, au regard des actes qu’il a posés, a décidé de se lancer dans l’aventure des calculs et maquignonnages politiques. Ce qui est tout à fait légitime. Il faut dire aussi que sa méthode, basée sur l’ouverture et le dialogue, est une manière de recycler un personnel politique dont le glas a sonné, et de faire l’apologie de la transhumance. Car toutes les forces politiques, fussent-elles du Système présenté naguère comme le goulot d’étranglement du pays, peuvent participer à l’élargissement des tentacules du nouvel appareil politique de celui qui, en principe, doit donner le tempo du jeu démocratique. Le «Président légal», par-dessus le marché, semble s’inscrire dans une logique d’exercer pleinement les pouvoirs exorbitants qui lui sont dévolus par la Constitution…
Le Président Faye, dû-t-il se séparer de son «ami», ou même d’être affublé de tous les sobriquets péjoratifs du monde par certains zélotes, doit prendre ses responsabilités. Il sera difficile, pour lui, de travailler efficacement avec un Premier ministre fantasque et belliqueux, qui considère que les servitudes de la République dépendent de ses lubies. Au moment où j’écris ces lignes, seul le Président Faye, qui a prêté serment devant le Peuple sénégalais, sera obligé de répondre aux grandes questions que l’Histoire lui posera. Sauver ce pays du naufrage est un exercice qui peut être difficile, mais les grands hommes savent prendre des décisions douloureuses, et parfois même saugrenues aux yeux de leurs contemporains, mais qui se révéleront salvatrices et décisives pour la postérité. Seuls le courage et la dextérité du Président Bassirou Diomaye Faye, aidé par des collaborateurs compétents et «désintéressés», pourraient nous extirper de ce labyrinthe où nous nous sommes fourvoyés, à cause de l’aventurisme des révolutionnaires souverainistes.
Par Baba DIENG

