Il y a bien un adage qui dit «mieux vaut tard que jamais». Il faut reconnaître cependant que le lancement de la Zlecaf le 19 juillet 2019 à Niamey par les chefs d’Etat africains, après avoir été envisagé dès le sommet inaugural de l’Oua en 1963, soit cinquante-six ans plus tard, était un vieux projet qui a mis beaucoup de temps pour devenir réalité. Les raisons de ce grand retard au plan opérationnel par rapport à la prise de conscience politique aux aurores de la nécessité d’intégrer les Etats du vieux continent sont multiples et multiformes.
En effet, depuis nos indépendances nationales en 1958-1960, cette première étape de l’institution d’une zone de libre-échange parmi cinq étapes de l’intégration économique et politique des Etats balkanisés d’Afrique devrait être opérante il y a plus d’un demi siècle, comme le fut le traité de Rome instituant la Cee, devenue une union douanière dès les premières années de sa création en 1957, et quelques années plus tard seulement, une union économique et monétaire avec le traité de Maastricht en 1992. Bien entendu, la volonté politique de relever le défi économique américain après la fin de la deuxième Guerre mondiale (Plan Marshall) et l’importance historique de la fin de la division du continent européen ont permis davantage à l’Europe de poser patiemment les diverses étapes de l’union économique, monétaire et politique que nous connaissons aujourd’hui à travers la Banque centrale européenne, le Parlement européen, la Cour commune de justice et une politique étrangère commune.
L’Afrique continentale en est aujourd’hui à la phase primaire de la constitution d’une zone d’échanges organisés qui n’est même pas encore une zone véritable de libre-échange du fait de la suppression non intégrale des droits de douane et taxes entre les Etats (90%), en plus d’une autonomie fiscale de ces mêmes Etats pour la fixation des droits de porte des marchandises provenant de pays tiers. Il s’y ajoute que l’Afrique, notamment subsaharienne, reste la partie du monde la plus faiblement industrialisée avec une part de moins de 2% de la valeur ajoutée totale du Pib, constituant un obstacle assez dirimant vers la réalisation d’une zone de libre-échange intégrale continentale. Car pour permettre une industrialisation des Etats du continent qui est la condition sine qua non de la création de l’effet de commerce, il fallait tout de suite sauter l’étape de la zone de libre-échange et aller directement vers une union douanière à l’instar de l’Ue en un moment donné de son histoire et de la Cedeao qui s’achemine vers l’instauration d’une monnaie unique et d’une banque centrale commune, c’est-à-dire à une harmonisation des politiques fiscales et budgétaires internes vers l’union économique. Les identités historiques, culturelles et la contiguïté géographique ne pourront pas prendre à cet effet le pas sur les contraintes économiques et politiques, au point que l’intégration par cercles concentriques que théorisait le Président Senghor avec la mosaïque d’Etats balkanisés constitue la meilleure approche pour aller vers l’unité économique et politique du continent africain et de pouvoir ainsi bénéficier des phénomènes d’économie d’échelle visant un abaissement des coûts et une meilleure allocation des ressources. C’est dire que l’intégration dans les pays africains faiblement industrialisés et connectés par les voies de communication devrait plutôt être envisagée, non pas en termes d’intégration des marchés, mais de développement économique, comme l’affirmait Béla Balassa qui postulait que «le désarmement douanier est une condition nécessaire, mais pas suffisante», entre autres obstacles de l’intégration économique. En effet, tant que les productions internes, surtout industrielles, resteront faibles, le volume des échanges entre les Etats africains sera d’autant négligeable par rapport aux flux échanges avec les pays tiers, nonobstant la suppression des barrières tarifaires et non tarifaires.
N’oublions pas que les puissances coloniales, notamment l’empire français, administraient les territoires conquis dans des espaces régionaux homogènes ou fédérations (Aof, Aef). Cette approche fédéraliste de la puissance colonisatrice pour une meilleure allocation des ressources démontre, encore une fois, qu’il fallait très vite aller vers l’intégration des cinq entités régionales africaines homogènes par cercles concentriques (Ouest, Nord, Centre, Est, Sud) avec les mêmes critères de convergence. Si bien que pour aller de façon efficiente vers une union économique et monétaire continentale et la mise en place d’une autorité supra nationale avec un abandon partiel de souveraineté, il nous faut d’abord consolider les unions économiques régionales, à l’image de la Cedeao avec l’existence non seulement d’un tarif extérieur commun, mais aussi et surtout d’une harmonisation des politiques économiques internes et l’instauration d’une monnaie unique, afin de minimiser les coûts de transaction.
Le continent africain a perdu beaucoup de temps pour intégrer des économies tournées vers l’extérieur à cause d’une faible industrialisation ; or pour créer un effet de commerce en instaurant une zone de libre-échange ou une union douanière, il faut d’abord produire. C’est dire qu’il nous faut sauter ces étapes d’intégration des marchés en refusant la linéarité des schémas classiques pour aller directement vers l’harmonisation de nos politiques économiques internes et en privilégiant le développement des infrastructures et l’intégration des facteurs (capital, travail), afin de booster le Pib continental encore faible autour de 3 000 milliards de dollars pour plus d’1 milliard 200 millions de personnes. Rien que les Usa, faisant en superficie moins du tiers de l’Afrique avec 330 millions d’habitants, réalisent un Pib sept fois supérieur au nôtre, autour de 21 mille milliards de dollars.
Dans le contexte aujourd’hui d’un retour au protectionnisme collectif et la remise en cause par les puissances industrielles des mouvements du travail (émigration), pour ne pas dire du libre-échangisme avec l’arrivée sur la scène mondiale de nouveaux pays émergents, l’avenir appartient aux Etats continentaux à l’image du Canada, des Usa, de l’Ue, de la Russie, du Brésil ou de l’Inde. L’Afrique ne devrait pas être en reste pour faire partie demain des grands de ce monde, avantagée qu’elle est par ses immenses ressources naturelles et son homogénéité spatiale, historique et culturelle, en dépit des multiples diversités complémentaires. Toutefois, le vieux continent des multiples convoitises, toujours vulnérable aux variations exogènes, doit se prémunir et se préparer hâtivement à renforcer sa résilience, en parachevant les processus en cours d’intégration économique et monétaire au niveau régional et continental par la prise en main de son propre destin.
Kadialy GASSAMA
Economiste
Rue Faidherbe X Pierre Verger
Rufisque