Par Hamidou ANNE –

C’est avec un grand déchirement que j’ai lu cette semaine la lettre adressée par la famille du juge Babacar Sèye aux organes de presse de notre pays. Dans celle-ci, sa veuve et ses proches demandent aux journalistes de ne plus inviter le meurtrier de leur père, après avoir exprimé le drame que chaque apparition de cet homme provoque dans la famille. J’ai personnellement à plusieurs reprises, interpellé des amis journalistes sur cette propension à ouvrir leurs plateaux et ondes à ce sinistre individu. Après avoir assassiné froidement un juge, il a été condamné par la Justice. Il a fallu l’arrivée au pouvoir de Abdoulaye Wade, son ancien leader en politique, pour qu’il bénéficie, avec ses complices, d’une loi d’amnistie dont les péripéties -de l’adoption au vote- avaient divisé le pays et provoqué une forte levée de boucliers aussi bien auprès des organisations politiques que dans l’opinion. Finalement la loi Ezzan est passée, les anciens condamnés sont sortis de prison.

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Le Sénégal a changé depuis. La vulgarité et l’impudeur se sont installées dans l’espace public et se sont même fortifiées avec le temps, du fait notamment du peu d’exigence dont l’opinion fait montre. Un ancien hors-la-loi multirécidiviste est devenu une référence en matière non pas de gangstérisme, mais…d’hydrocarbures. Il écume les plateaux de télé et les studios de radio pour dérouler sa science infuse sur le sujet et sur tous les autres liés à la gouvernance publique. Un jour, invité de deux jeunes journalistes, ces derniers le présentent comme un héros qui a été victime d’une cabale judiciaire d’un système -le mot est à la mode- inique et injuste. Il est devenu un personnage adoubé, invité, enfilant même le costume de chroniqueur régulier pour des chaînes peu regardantes sur l’éthique. Aucun rappel à l’ordre des instances compétentes dans une société si permissive avec le désordre, l’individu devient un influenceur très suivi. Une pègre dont la population ne cesse de s’agrandir a envahi les médias pour recouvrir de son vacarme inepte et mensonger les faits. L’objectif est clair et la méthode éculée : armer des mercenaires téméraires mais sans talent pour faire disparaître la vérité au milieu d’un torrent de mensonges et de manipulation.

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Tout ceci est possible car il faut l’avouer avec tristesse après la sidération : la calomnie, le conspirationnisme et le mensonge ne dérangent guère nos compatriotes qui s’en accommodent volontiers. Le sieur dont je parle comme d’autres «chroniqueurs», s’engouffrent dans la brèche d’une société moralement effondrée pour commettre leurs forfaits. Le mal est fait. L’affreux s’enkyste dans le corps social. Le Sénégal est certainement l’une des seules démocraties au monde où un individu condamné pour un crime aussi odieux, qui est resté comme une tache dans la conscience collective nationale, se balade dans les médias pour donner son avis sur tout. L’individu, avec quelques autres sinistres congénères, en vulgarité et en indécence, a lancé une coalition politique : Le Peuple. Ils ont rejoint Yewwi askan wi ; ces gens que visiblement rien ne répugne, leur avaient ouvert leurs portes. Le même a gagné, après le 24 mars, une respectabilité et une honorabilité qui en font un invité des Assises de la Justice. Un homme qui a le sang d’un juge constitutionnel sur les mains est invité à la même table que des magistrats pour discuter des affaires concernant cette belle vertu qu’est la Justice. On ose tout dans notre pays…Et je renvoie à nouveau à Sureau : «Aucune âme sensible ne contemple l’histoire de son pays sans douleur.»

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Il n’est pas aisé de parler de ces gens, de leur offrir ne serait-ce qu’une once d’importance en les citant, tellement ils incarnent le dégout. Mais la lettre des proches de Me Sèye dont j’imagine la souffrance à chaque fois que cet homme apparaît sur leurs écrans, nous engage toutes et tous qui souhaitons un débat public sain, apaisé, dans lequel les incarnations de la défaite de l’humanité n’ont pas leur place. Devoir supporter le passage à la télévision au quotidien, du meurtrier de son père est insupportable. Je ne souhaite à personne de vivre ce châtiment qui est comparable à la cohabitation avec l’horreur.

J’admire la pudeur des propos de la famille Sèye. Je salue leur courage, leur résilience, leur dignité, leur décence et leur sens de l’honneur. Ils sont tout ce que le meurtrier de leur père n’est pas. Ils sont les exemples de ce Sénégal d’hier où les valeurs de décence et de pudeur avaient encore un sens.
hamidou.anne@lequotidien.sn