Les morts ensevelissent la lumière de Bethléem dans un silence assourdissant. La crèche du Christ est tachée du sang des Palestiniens dont même les voix d’Outre-tombe sont étouffées par le cynisme et la lâcheté des puissants. Les régiments de l’armée des ombres marchent sans se retourner pour ne serait-ce qu’avoir une infime tendresse pour les pleurs d’une enfant devenue orpheline sur la terre de Palestine. Les mots du révérend Munther Isaac durant la messe de Noël dans l’église luthérienne à Bethléem résonnent encore dans le train du retour : «Où étiez-vous lorsque Gaza a été le théâtre d’un génocide ?»

Je vais retrouver Paris avec une pointe d’inquiétude et de regret. Quitter ses amis est un déchirement. Ces moments sont comparables aux grands arrachements dont on ne répare jamais les plaies. Le chant du départ égrène ses paroles. Il ne s’agit que de mouvements, de départs, qui ne permettent pas de s’ancrer dans un endroit pour y découvrir tous les secrets. Ils placent l’âme dans un tourbillon où chaque lieu est un passage, et jamais un antre.

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Mais l’éclat des rires des amis va demeurer, de même que la force de la rencontre renouvelée ainsi que les promesses des retrouvailles prochaines.
Les mots sonnent encore à l’oreille, de même que les récits des drames du monde et de la folie du politique qui s’enkyste dans la renonciation aux idéaux pour sacraliser l’anecdote et l’opportunisme électoral. Nous sommes de gauche et nous souffrons du délitement du monde, de la persistance des inégalités et de la finitude de l’humanité. L’autre n’est plus un apport fécondant mais une inquiétude, une menace comme si l’histoire se répétait. A force d’avoir refait le monde durant la messe amicale de Noël, ses vestiges resurgis vont demeurer jusqu’à leur effacement prochain. Comme une cruelle répétition. Comme aussi une terrible évidence : nous ne sommes guère éternels. Quid de nos traces ? De nos écrits ? Des mots posés dans un temps et un lieu précis pour les confier au destin.

Sur les bords de l’Erdre, la marche solitaire fut belle, lente de ces lenteurs qui deviennent un privilège pour nous autres citoyens des grandes métropoles. «La plus belle rivière de France», avait conclu François Premier. Elle a un charme solaire. Au milieu, elle accueille l’île de Versailles comme un bijou sur le corps de cette dame à l’allure longiligne.

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Les bateaux amarrés à quai font voyager les passants, curieux rêveurs. Les noms sont évocateurs et leur puissance symbolique certaine. Se succèdent sur le quai «Spirit of Victoria», «Morgen Stern», «La Casa», «Lola», «Nautilus». L’âme marin s’éveille et on aimerait embarquer et prendre le large, faire cap pour aller embrasser le lointain. L’Erdre est une révélation. Je retrouve dans cet affluent de la Loire les souvenirs d’un temps ancien, d’une époque des ferveurs et des insouciances quand l’armée des ombres n’avait pas encore entamé sa marche sur nos démocraties pour briser nos étreintes et nous mettre face-à-face, en opposition pour ne pas que nous fassions mélange.

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Le ciel bleu du jour avait cédé la place aux nuages. Un léger vent soufflait par intermittence comme pour scander une présence au milieu de la douceur de la nuit. Je recouvrais ce plaisir de la marche solitaire, au milieu des fantômes du passé, des doutes et des rêves et des souvenirs. Il est agréable ce moment où on décide de se perdre, de bifurquer pour aller vers son risque. La statue du général tout d’un coup. Les rires légers. Les lampions. Le marché de Noël. Au loin une voix presque indicible, celle de Oum Kalthoum qui invite le voyageur au voyage au pays des songes. Les sourires barraient les visages comme les vœux étaient distribués avec générosité. Comme si le temps était suspendu pour laisser s’exprimer ce que l’humanité avait de plus beau et de plus doux à offrir. Je refuse tout de même de me laisser avoir, il ne s’agit que d’une trêve, d’un instant, avant que la brutalité du monde ne reprenne ses droits. Mais, je reconnais, moi qui ai peu de goût pour les envolées festives, que la magie de Noël a opéré.

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J’ai pensé aux amis éparpillés un peu partout. J’ai appelé G., âme courageuse au milieu du souvenir de ses morts. Il fête Noël seul depuis la disparition de M.
Il m’a à nouveau raconté sa conscription, la guerre en Algérie, sa vie d’instituteur. Il est l’ultime Hollandiste sur la terre de France. Il s’est remémoré son voyage en Urss avec Mi., de leur mariage et de la mort qui a surgi pour lui ôter son âme complice.

Depuis, les livres accompagnent ses nuits et beaucoup de ses journées dans sa thébaïde du 15ème arrondissement. Nous nous reverrons, irréductibles camarades humanistes, loin et proches des vies perdues de Palestine, terre du Christ, outragée un soir de Noël. Pour ses habitants, la célébration de la Nativité n’était pas un soir de répit mais la continuation de la longue nuit de détresse au mépris du monde. Puisse l’esprit de cette semaine apaiser le monde de ses douleurs, au Congo, en Palestine, ailleurs.

Par Hamidou ANNE – hamidou.anne@lequotidien.sn