La récente passe d’armes entre Badara Gadiaga et Amadou Bâ dans le talk-show «Jakaarlo Bi» du 4 juillet est passée d’un plateau de télévision à un feuilleton judiciaire. Les réactions que cette altercation cathodique a provoquées dans la classe politique, mettent en lumière une constante bien ancrée dans notre culture politique : l’incapacité chronique des hommes politiques à assumer leurs responsabilités. Leur réflexe pavlovien consiste à se défausser sur d’autres, souvent les médias, devenus les boucs émissaires tout désignés. A croire que pour nos élites politiques, «l’enfer, c’est toujours les autres».
Ce comportement d’évitement n’est pas nouveau. Il s’inscrit dans une longue tradition de manipulation de l’espace médiatique, où les règles sont sans cesse redéfinies selon les intérêts du moment. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est la trajectoire de certaines figures médiatiques : des chroniqueurs qui, au départ, ne faisaient que donner leur opinion en toute subjectivité, ont été progressivement hissés au rang d’analystes politiques, parfois sans aucune formation ni légitimité intellectuelle. Ce n’est pas forcément un mal en soi, la pluralité des voix est une richesse, mais il faut reconnaître que nombre d’entre eux ont été récupérés, valorisés, choyés… jusqu’à être intégrés, pour certains, au cœur même des institutions.
Et voilà que maintenant, les mêmes qui ont façonné ce monstre médiatique s’émeuvent qu’il leur échappe. Ils voudraient reprendre la main, contrôler ce qu’ils ont contribué à créer. C’est un peu tard. Car on ne peut pas, en toute honnêteté, bâtir une créature, l’instrumentaliser à des fins politiques, puis se scandaliser lorsque celle-ci évolue en dehors des clous, hors de leur champ de contrôle. Frankenstein se débat désormais face à une créature qui ne lui obéit plus.
Dans ce contexte, les penseurs, chercheurs, universitaires et autres intellectuels dont la mission est d’apporter de la profondeur, de la nuance, de la rigueur, ont été marginalisés, parfois même diabolisés. Leur parole a été rendue inaudible dans un paysage médiatique où le court terme, l’émotion et la polémique règnent en maîtres. A la place, on a préféré mettre en avant une pensée «fast-food», rapide à consommer, pauvre en fond, mais riche en phrases chocs.
La vérité, c’est que la pensée complexe dérange. Elle exige du temps, de la nuance, du doute, autant de choses dont la politique, aujourd’hui, semble vouloir se passer. Le politicien, dans sa nature ou dans sa conquête du pouvoir, ne cherche pas à comprendre. Mais à convaincre, in fine à conquérir. Ce qu’il veut, ce sont des armes de communication, pas des outils de réflexion. Dans ce jeu-là, les médias sont devenus des terrains de bataille où l’on place ses pions plus qu’on ne construit un débat démocratique.
Il est pourtant essentiel de rappeler que les citoyens, même lorsqu’ils s’expriment à travers les médias, ont le droit de prendre position sur la gestion de leur pays. Mais ce droit s’est trouvé détourné : dans la course effrénée au buzz, certains médias ont délaissé l’analyse rigoureuse au profit de commentateurs partisans, parfois à peine voilés, qui occupent les antennes de manière permanente. A tel point qu’on pourrait croire qu’ils ont leur rond de serviette dans certaines rédactions.
La dégradation des relations entre les médias et les nouvelles autorités depuis leur accession au pouvoir ne fait qu’ajouter à cette confusion. Le récent communiqué du Cnra adressant une mise en demeure à la Tfm, suivi de la levée de boucliers des organisations de presse, est un symptôme de ce climat délétère. Cette rupture de confiance affaiblit notre démocratie. Le fossé se creuse là où il aurait fallu bâtir des ponts.
Menacer ou emprisonner les voix dissonantes ne résoudra rien. Cela ne fera que prolonger un malaise déjà trop profond. Il est temps d’accepter que le paysage médiatique a changé, et ce changement, disons-le franchement, a été largement encouragé par ceux qui en pâtissent aujourd’hui. A présent, il faut en assumer les conséquences et œuvrer à reconstruire un espace public apaisé, ouvert à toutes les voix, mais aussi exigeant quant à la qualité du débat.
Abdou Aziz CISSÉ
Citoyen sénégalais et activiste