Dans ses cahiers de prison, plus précisément le Cahier 3, Antonio Gramsci écrit que la crise intervient quand «le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et, dans ce clair-obscur, surgissent les monstres». Le Monstre de la démocratie sénégalaise est pire que la violence qui, au fond, n’est plus souvent qu’un dégât collatéral des hommes politiques qui, comme de grands enfants, jouent à se faire peur, et finissent par avoir peur, comme chez les enfants. Le monstre de la démocratie sénégalaise est le Dem Dikk (va et vient) insoutenable entre les sommets de la démocratie et les bas-fonds de vallée d’une société en transition démocratique. Notre démocratie est au sommet, quand nous trustons les meilleurs standards démocratiques dans le monde, quand nous élisons un président de la République le 25 mars et l’installons une semaine après (le 1er avril), sans aucune rupture dans la continuité de l’Etat, ce qui est une performance mondiale qui montre la robustesse de notre système démocratique, où les hommes et les régimes passent mais l’Etat demeure.
Nous nous enfonçons dans les bas-fonds de la vallée d’une société en transition démocratique, quand on empêche un opposant de distribuer des flyers dans la rue. La semaine passée, il fallait attacher sa ceinture, tellement le Dem Dikk a été rapide, brutal et violent. Dans une démocratie comme la nôtre, qui s’enorgueillit d’être une des plus vielles du continent, et qui nous a valu le détour du secrétaire d’Etat Blinken, poser un débat sur la nécessité d’une charte de la non-violence est un recul considérable, une plongée anachronique dans les bas-fonds de «l’ère de la démocratie des furies», dont la page a été fermée avec l’alternance de 2000, quand les Sénégalais ont compris que les urnes peuvent être plus efficaces que les furies.
La deuxième alternance de 2012 et les défaites de la majorité à la mairie de la capitale en 2009 et 2014, dans des villes symboles comme Touba depuis 2012 et Ziguinchor en 2019, confirment cette réalité. Dans la même semaine, le Sénégal a tenu son rang de grande démocratie, avec des indicateurs dignes de la Grande Bretagne ou des pays scandinaves, quand l’opposition a saisi les juges pour trancher un litige électoral et a obtenu gain de cause. Donc, en une semaine, le Sénégal a fait un Dem Dik démocratique entre le standard de la Grande Bretagne (recourir à la justice pour trancher les litiges politiques et celui des deux Congo (débat sur une charte de la non-violence).
Une véritable démocratie de Sisyphe, où l’on veut faire coexister la poussière du Colisée, avec ses gladiateurs, et les marbres du Senat. Notre démocratie doit dépasser l’ère des gladiateurs, dont la page ouverte, dans les années 60, a été fermée en 2000.
Depuis 2000, les gladiateurs auraient du être remplacés par une «aristocratie d’orateurs», qui rivalisent en termes d’idées et de projets de société. A ce stade de la démocratie, les conflits électoraux se règlent au Tribunal, mais pas par des rapports de force dans la rue, comme au temps des gladiateurs. Cette zone de turbulence que nous traversons n’est ni institutionnelle, encore moins politique, mais politicienne et réveille un Monstre qui arrange tout le monde : la tension artificielle qui permet à la Société civile d’être dans sa partition favorite de la médiation et aux politiques de ne pas aborder les vraies questions, comme le feu du terrorisme qui nous encercle, ou comment gagner la paix en Casamance, après que l’Armée ait gagné la guerre, ou comment donner des trottoirs à Dakar, la seule capitale au monde à ne pas en avoir.
Yoro DIA – yoro.dia@lequotidien.sn