«Les institutions sont faites pour résister à l’humeur des hommes», écrit Raymond Aron. Un rappel qui s’impose aujourd’hui avec gravité parce que Moustapha Diakhaté, ancien ministre-conseiller, a été arrêté pour avoir exercé ce que toute République digne de ce nom doit protéger : le droit d’exprimer une opinion critique sur le fonctionnement de l’Etat.
Son tort ? Avoir rappelé publiquement un principe républicain fondamental : le respect du protocole d’Etat. Il réagissait à une image devenue virale, où le président de la République, le Premier ministre et le président de l’Assemblée nationale marchaient côte à côte, à égalité apparente de stature. En apparence anodine, cette scène pose pourtant un problème sérieux : celui du brouillage des rôles institutionnels, au détriment de la hiérarchie républicaine.
Dans sa réaction, Moustapha Diakhaté a utilisé un mot français, cru mais expressif : il a parlé de «gougnafiers», terme qui signifie «ignorants». En l’occurrence des règles protocolaires. Le propos visait à souligner que cette confusion n’était sans doute pas volontaire, mais révélatrice d’une méconnaissance des usages de l’Etat, due à la nouveauté de certains aux affaires. Ce n’était pas une insulte, mais un constat franc dans le langage politique populaire. Faut-il désormais être jeté en prison pour cela ?
Ce rappel n’a pourtant rien d’anecdotique. Dans une République bien ordonnée, le protocole n’est pas un luxe cérémonial, ni une vanité de pouvoir. Il est l’expression visible de la structure constitutionnelle. Il organise la représentation des pouvoirs, il signale aux citoyens qui est responsable de quoi. Et surtout, il évite la confusion dans l’ordre républicain. Comme le souligne Jean-Louis Debré, ancien président de l’Assemblée nationale française, «le protocole n’est pas un cérémonial vide, il est la grammaire des institutions».
Il convient ici de rappeler une vérité constitutionnelle souvent ignorée dans le débat : le président de l’Assemblée nationale n’est pas un acteur secondaire. Il occupe, en cas de vacance du pouvoir, une place déterminante. Selon l’article 41 de la Constitution du Sénégal, c’est lui, et lui seul, qui assure l’intérim du chef de l’Etat en cas de décès, de démission ou d’empêchement. Ce rôle ne revient ni au Premier ministre ni à un autre membre du gouvernement. Autrement dit, placer le président de l’Assemblée nationale au même niveau protocolaire que le chef du gouvernement, c’est affaiblir symboliquement sa fonction et brouiller l’ordre de succession républicaine.
Le Sénégal lui-même offre un exemple édifiant de cette rigueur protocolaire. En 2000, fraîchement élu président de la République, Abdoulaye Wade avait souhaité inviter le président de l’Assemblée nationale à l’accompagner lors d’un déplacement à l’étranger. C’est Moustapha Niasse, alors Pre­mier ministre et fin connaisseur de l’Etat, qui l’en dissuada fermement, rappelant que le chef du pouvoir législatif ne pouvait, par souci de séparation des pouvoirs et de respect du protocole, voyager dans la même délégation que le chef de l’Exécutif. Cette attitude, bien que passée inaperçue pour le grand public, révèle la hauteur d’esprit de ceux qui savent protéger les fondations invisibles de l’ordre républicain.
C’est dire à quel point on ne peut banaliser les confusions institutionnelles sous prétexte de camaraderie politique ou de spontanéité. La République, c’est la rigueur avant tout. Et cette rigueur commence dans les symboles.
On ne peut dès lors que s’alarmer de la réponse autoritaire donnée à Moustapha Diakhaté dont l’intervention n’avait rien d’un appel à la subversion. Il n’a ni insulté, ni diffamé, ni lancé de slogan séditieux. Il a simplement rappelé que la République repose aussi sur des formes, et que ces formes ne sont pas secondaires. Elles sont la colonne vertébrale de notre démocratie.
Qu’un tel rappel vienne provoquer une arrestation est un signal extrêmement préoccupant. Il ouvre une ère de suspicion à l’égard de la critique républicaine et menace directement la liberté d’expression. En République, ce droit n’est pas négociable. Il est le fondement même de la citoyenneté éclairée. Empêcher un citoyen d’exprimer un désaccord sur une question aussi essentielle que l’ordre institutionnel, c’est prendre le risque d’installer une culture de l’unanimisme forcé, de la pensée unique, de la soumission.
Le Sénégal n’a rien à gagner dans cette dérive. Ce Peuple, mû par sa maturité démocratique, a voté pour un changement. Mais le changement ne signifie pas confusion. Il ne signifie pas effacement des symboles d’Etat au profit d’une camaraderie politique mise en scène. Il ne signifie pas non plus que toute critique de ceux qui incarnent le renouveau doive être vécue comme une déclaration de guerre. La République, au contraire, suppose le débat, la vigilance, la parole libre. Elle ne se gouverne pas à l’émotion, mais à la rigueur.
C’est pourquoi nous appelons à la libération immédiate et sans condition de Moustapha Diakhaté. Son arrestation est non seulement une mesure disproportionnée, mais elle constitue un précédent dangereux dans un pays qui se veut exemplaire dans la construction d’un Etat de Droit. Il ne s’agit pas ici de défendre un homme, mais de défendre une idée : celle d’une République où les institutions se respectent, où les rôles sont clairs, où les citoyens peuvent s’exprimer sans craindre les menottes pour avoir levé un doigt sur une dérive symbolique.
Victor Hugo écrivait : «Quand le droit recule, la barbarie avance.» Il serait tragique que cette phrase résonne à nouveau au Sénégal, à un moment où tant d’espoirs ont été placés dans une alternance historique. L’heure est venue de choisir clairement entre un régime d’apparence et une République véritable. Car on ne réforme pas l’Etat en en désacralisant les fondements.
Amadou Mbengue dit Vieux
Secrétaire général de la coordination départementale de Rufisque Membre du Comité central et du Bureau politique du PIT/Sénégal