«Ce que nous croyons sentir comporte d’emblée déjà de la pensée. Ce sont des sentiments.», Hadrien France-Lanord, S’ouvrir en l’amitié, Editions du Grand Est, 2010, p. 30.
Je vais à Paris la semaine prochaine… Je te ramène un chapeau.
Non, je préfère plutôt un stylo, car j’aime bien les stylos !
Ainsi, le colonel Charles Guèye aimait-il les chapeaux, pas pour signifier le sage ou le guide, mais surtout par goût et par une certaine élégance. En voilà, un militaire cultivé et républicain, ayant achevé toute sa carrière dans son corps, qui préfère un stylo et non le képi d’un vieux chef.
Lui dont le père, le Dr. Doudou Guèye, fut un grand concepteur d’idées, stimulateur d’intuitions, pétri dans une grande générosité et une intelligence artistique sans conteste, ne pouvait que préférer un stylo en lieu et place du chapeau que je pouvais bien lui ramener. Finalement, je suis revenu avec un stylo-plume et un autre à bille, dans leur coffret. Il les glissa dans la petite poche de sa veste toute blanche, en souriant tout bas, comme pour me dire : «Voilà comment on fait.» Me rappelait-il, par-là, qu’on devait, lui et moi, vite écrire ?
En effet, nous devions écrire un livre, ensemble. Mais nous en avons toujours repoussé l’échéance, pensant «donner le temps au temps», pour mieux mûrir l’idée, au point d’oublier ce grand laps de temps qui rompt définitivement le rythme de notre vie : la mort. Elle frappe à tous les coups. Implacable, elle nous tombe sur la tête, un beau matin. Je ne pouvais penser à la disparition d’un quelconque individu, même si j’ai constaté de petits groupes deviser de manière discrète et disciplinée (à la limite du chuchotement !) : tonton Keïta, Sarr, Koné, Diallo et les autres… C’était naturel ! Et je ne pouvais lire dans les yeux rougis, de Jean Daveiga, qu’il pleurait Tonton Charles, comme l’appelaient, de manière affectueuse : Awa, Binta, Charlotte, Coumba, Fari, Habsa, Katy, Mami Ndour, Marcelline, Marie Hélène, Marie Louise, Nathalie, Sarata et Soda…
«Colonel Charles Guèye est parti ce matin…» «Comment !», comme un malentendant nous réajustons nos oreilles pour réentendre un bruit de pas derrière nous. Nous perdons toutes nos facultés de saisir ce qui nous arrive. Parce que la mort désarme, surtout lorsqu’elle frappe tout près de nous. Elle n’est pas si étrange, mais elle peut prendre la figure de l’étrangeté quand elle foudroie.
Depuis trois ans que je le fréquentais, de manière quotidienne, j’ai renforcé quelques-unes de mes convictions des plus profondes. Homme de culture, grand stratège, qui avait des analyses pertinentes, sur la géopolitique sous-régionale et mondiale, réflexions adossées à une vaste culture qu’alimentait une longue pratique du terrain et des multiples voyages à travers le monde. Il avait une haute considération de sa mission et était donc prêt à en transmettre toute l’essence.
Quand j’entrepris le travail sur «l’art de l’in-vu» qui a abouti à un livre et à des tableaux – qu’il souhaitait qu’on «ré-expose» à ciel ouvert- il m’a grandement ouvert l’espace incomparable du restaurant Le Relais. Son histoire mérite d’être entreprise afin de mesurer la centralité de cette structure dans la diffusion de la culture et des idées politiques novatrices.
Nous souhaitions réfléchir à double voix sur la notion d’«armée républicaine» à partir du cas sénégalais, et à travers la vision et l’engagement d’un homme. Il avait l’air d’un soldat vietnamien physiquement, toujours alerte, fin et avec un profond regard qu’une main, soutenant un menton, rehaussait.
Un meneur d’hommes, un véritable manager ordonné et organisé qui savait imposer son charisme grâce à ce double trait de caractère : «Loyal et généreux.» Deux vertus fondamentales, socles indispensables pour parfaire son humanisme et s’ouvrir aux autres sans arrière-pensée et sans se soucier de leur lieu d’extraction. Il entretenait avec chacune des individualités qui se posaient au restaurant Le Relais, un type particulier de relations en fonction de son orientation propre et de ses soucis quotidiens. Il s’adaptait à toute éventualité comme un excellent soldat, abordant n’importe quel champ de combat. Il tissait entre elles les différentes composantes de la clientèle comme s’il s’agissait de véritables éléments d’une «caserne». Il faisait quotidiennement et de manière inlassable le tour, comme pour passer en revue toute la troupe et s’enquérir de l’état de chacun.
Méticuleux, il ne s’attardait que quand il sentait qu’il avait quelque chose à apporter dans la discussion. Discuter avec lui me paraissait un passage devant un grand oral. Parce qu’il avait une connaissance profonde non seulement de l’histoire des relations internationales, mais aussi de l’histoire politique et militaire des pays les plus importants de notre monde contemporain. Il représentait, pour beaucoup, la véritable figure d’un chef attentionné et prêt à s’exécuter pour toute doléance légale. Avec lui : «On est sauvé…»
«Cependant, encore une fois, la mort du chef d’état-major ne doit point signifier une dispersion des soldats en débandade et l’assignation au camp.»
D’ailleurs, avant de tirer sa révérence, le colonel Charles Guèye avait tenu à repeindre, avec de joyeuses couleurs, l’intérieur et l’extérieur des lieux comme pour enfin dire aux soldats : rassemblement général immédiat à l’état-major, afin veiller à la propreté immaculée du transmis.
Tu es parti suivi d’un régiment dont la composition reflète ta personnalité, donc repose en paix tonton Charles…
Amen !
Abadarahmane NGAÏDE
Enseignant-chercheur au Dpt d’Histoire (Flsh/Ucad)