On se rappelle que le 11 avril 2016, à l’ouverture du «Forum sur l’Administration» organisé au Centre de conférences de Diamniadio, le Premier ministre s’offusquait du grand retard accusé et lançait en direction des organisateurs : «On devrait montrer une autre image de l’Administration.» Dans une contribution, je lui rétorquais que «C’était là l’image de son administration». Et cette Administration est restée en l’état. On le constate au quotidien quand on s’intéresse de près au comportement des hommes et des femmes qui l’animent au plus haut niveau.
Ainsi, démarrons par cette visite des «chantiers autoroutiers Aibd-Mbour-Thiès et Ila Touba» par le ministre des Infrastructures, des transports terrestres et du désenclavement. A l’occasion, il annonce (déjà) un cadeau pour novembre 2017, «aux pèlerins du grand Magal de Touba qui peuvent afficher le sourire», car « à partir du mois de novembre 2017, les fidèles qui viendront au Magal pourront, à partir de Dakar, prendre l’autoroute, contourner Thiès et sortir sur le PK 10 et reprendre la Rn3 pour aller sur Touba» (Le Quotidien du 17 janvier 2017, page 13).
Ila Touba, c’est donc prioritairement pour les pèlerins partant de Dakar pour le Magal de Touba. Trois à quatre jours par année ! Sans doute qu’en dehors du Magal, des voyageurs emprunteront cette autoroute. Mais ce qui préoccupe d’abord nos autorités, c’est la fréquentation pendant le Magal. Cette autoroute, longue de 112 km, va nous coûter 416 milliards de francs Cfa. Le jeu en vaudra-t-il la chandelle si on considère la seule préoccupation exprimée par le ministre ?
Notre ministre se félicite de la vision (toujours elle) du Président Macky Sall «qui fera du Sénégal le seul pays en Afrique de l’Ouest qui disposera en 2019 de 230 km d’autoroute et va servir d’exemple dans la sous-région». Quelle maladroite prétention ! Ce ministre fait du Sénégal le premier de la sous-région, parce qu’il disposera en 2019 de 230 km d’autoroute, quand Ila Touba sera terminée. Cela signifie que, pendant ce temps, notre ministre qui ne doit pas être une lumière arrêtera toutes les velléités de construction d’autoroutes en Afrique de l’Ouest. Quand le Sénégal construit en deux ans une autoroute de 112 km, les autres pays ne peuvent-ils pas en faire au moins autant ? Quand même ! Ce ministre n’est pas seulement maladroitement prétentieux, il est aussi ignorant ou intellectuellement malhonnête. Le Nigeria n’est-il pas partie intégrante de l’Afrique de l’Ouest ? Ne dispose-t-il pas déjà d’un réseau autoroutier de plus de 1 000 km ?
Le ministre jette aussi des fleurs à l’entreprise chinoise China road and bridge corporation (Crbc) «qui a mis à la disposition du Sénégal 15 bourses d’études supérieures au bénéfice d’étudiants qui vont séjourner en Chine pendant 5 ans». Là, ne s’arrête pas la «générosité» de l’entreprise chinoise. Elle a aussi «mis à la disposition du ministère des Infrastructures, des transports terrestres et du désenclavement un laboratoire d’études qui va permettre au Sénégal d’avoir bientôt les moyens de vérifier la qualité de ses routes». Elle aurait aussi construit 20 forages «pour les populations locales».
Notre très entreprenant ministre porte ainsi aux nues l’entreprise chinoise qui met 15 bourses d’études supérieures à la disposition du Sénégal, comme si c’était une première. La République Populaire de Chine a toujours mis à la disposition du Sénégal des bourses pour ses ressortissants et ce, depuis de nombreuses années. Basta, M. le ministre !
Il faut donc relativiser cette générosité de la Crbc, si générosité il y a d’ailleurs. Quand on construit 112 km d’autoroute dans les conditions idéales que l’on sait pour 416 milliards, on peut quand même se permettre de donner un laboratoire, 15 bourses et 20 forages qui sont d’ailleurs davantage construits pour les besoins des travaux sur l’autoroute que pour les populations. Ce sont vraiment des miettes par rapport à tout le magot que l’entreprise rafle.
Nous apprenons aussi de notre ministre que nous avons attendu que cette entreprise chinoise mette un laboratoire à la disposition du ministère des Infras­tructures, des transports terrestres et du désenclavement pour que nous ayons enfin les moyens de vérifier la qualité de nos routes. C’est terrible !
On se rappelle également, dans le même ordre d’idées, la pose de la première pierre du Projet de quai de pêche à Soumbédioune, estimé à 1,2 milliard de F Cfa, «offert» par le Roi Mohammed VI, alors en visite officielle au Sénégal en 2015. Au cours de la même visite, Sa Majesté a aussi «offert» 10 tonnes de lots de médicaments à l’hôpital de Fann et 10 mille exemplaires du Coran aux mosquées du Sénégal. Beaucoup de tapage avait été fait autour de ces «dons» en réalité financés, selon des sources crédibles, non pas par le gouvernement marocain, mais bien par le sponsoring des entreprises marocaines présentes au Séné­gal, en témoignage de reconnaissance à Sa Majesté qui leur avait décroché des marchés juteux. Et notre source de nous préciser qu’en 2014, la seule Attijariwafa bank a réalisé au Sénégal un chiffre d’affaires de plus de 700 milliards. Le coût total des «dons» du Roi était donc insignifiant par rapport au seul chiffre d’affaires réalisé en 2014 par cette seule filiale de la Holding royale au Sénégal.
Et puis, il convient quand même de le rappeler, devrions-nous faire autant de bruit pour un don d’un milliard 200 millions de francs Cfa pour construire un quai ? Quarante ans après les Socialistes, douze après les Libéraux bleus et bientôt cinq avec les Libéraux marron, le Sénégal n’est donc pas capable de se construire un quai pour un tel modeste coût. Il faut quand même savoir raison garder et nos hautes autorités, en particulier les ministres, devraient éviter de se laisser aller à des déclarations publiques sans consistance et sans retenue.
L’une des premières préoccupations d’un président de la République devrait être de choisir ses ministres avec rigueur et minutie. Interrogé par Laurent Delahousse (Journal parlé de 20 heures de France 2 du 21/09/14) après la nomination d’un ministre par le Président Hollande, Nicolas Sarkozy, son prédécesseur, répondait : «On ne s’invente pas ministre de la République. Un ministre, c’est un long processus.» N’importe qui ne devrait donc pas accéder facilement à cette importante fonction qui perd malheureusement de plus en plus de son lustre au Sénégal. Rien de plus normal si des ministres y sont nommés par la Première dame et le griot du président de la République. Quoi de plus normal que de tels ministres croient avoir fait l’essentiel quand ils commencent toutes déclarations publiques par les deux fameuses formules : «Conformément à la vision du président de la République» et «Sur instruction du président de la République» ? Ils ne savent pas, les pauvres, ou feignent de ne pas savoir que c’est là une belle lapalissade. En effet, une fois que le président de la République signe et rend public un décret portant nomination d’un ministre, ce dernier ne peut agir que dans le cadre de sa vision et de la politique qu’il a définie. Il n’a vraiment pas besoin de nous rabâcher les oreilles avec ces formules infantiles qu’on n’entend pas – ou qu’on entend très rarement – dans la bouche des ministres des pays sérieux.
Il est vrai que nous ne devrions pas être surpris du comportement de ces ministres dont le critère de nomination se réduit pratiquement à la couleur marron-beige. Ce même critère est systématiquement appliqué à la nomination des membres des cabinets ministériels et des hauts fonctionnaires, comme les directeurs généraux d’agences nationales ou d’autres services. Tout ce beau monde sait pourquoi il est nommé et à quoi s’en tenir. Il sait surtout ce que le Président-politicien attend de lui. C’est pourquoi ministres, directeurs généraux et autres hauts responsables sont «sur le terrain» du vendredi au dimanche et parfois jusqu’au lundi. Là, ils se laissent aller à leurs activités politiciennes et font publiquement état d’une «générosité» sans limite. De ce point de vue, les ministres, leurs collaborateurs, les hauts fonctionnaires et les différents élus de la région de Matam raflent la vedette à tous les autres.
De gros directeurs généraux se signalent surtout par leur activisme débordant. L’un d’eux, en particulier, a un comportement choquant et insoutenable dans un pays qui se dit démocratique. Il se proclame publiquement, sans état d’âme, «baay faal» du Président-politicien. Il se fixe comme objectif prioritaire «la mobilisation» et «la massification du parti». Dans cette perspective, il distribue au grand jour des dizaines, voire des centaines de millions de francs Cfa sur toute l’étendue du territoire national, et même hors du pays. La presse, notamment L’Obser­vateur du 13 janvier 2017 (page 6), le présente comme le maître d’œuvre de la mobilisation réussie par nos compatriotes résidant à Bamako pour accueillir le Président-politicien venu prendre part à la réunion de l’Organisation internationale de la Francophonie. Un certain Sally Samb, président de la communauté sénégalaise au Mali, confirme : «Tout le Mali va sortir pour accueillir le chef de l’Etat. Nous sommes prêts pour ravir la vedette à toutes les délégations.» Il poursuit : «Nous travaillons avec le Dr Cheikh Kanté pour une réussite de l’accueil du chef de l’Etat. Il nous a donné des moyens et il verra que la mobilisation sera des meilleures.» Pour le reste, je renvoie simplement le lecteur à L’Obs du 13 janvier. C’est inouï ce que fait ce Dr Kanté dans l’indifférence générale. Exporter la mobilisation jusqu’à Bamako et y dépêcher une forte délégation, le tout à ses frais !
Un autre directeur, lui aussi à la tête d’une structure très importante et très courue, a fait «sa rentrée politique» dans sa ville natale. Le lendemain, la «mobilisation exceptionnelle» qu’il a réussie à l’occasion était sur toutes les lèvres. Dans tout le département, on se demande encore où il a puisé l’argent, tout l’argent qui a rendu possible cette «mobilisation exceptionnelle». Pendant vingt-quatre heures, Louga-ville était le point de ralliement de toutes les autres communes du département.
Il y a eu, il y aura d’autres «mobilisations exceptionnelles», d’autres actions de «massification du parti» coûteuses en temps et en argent, l’argent du contribuable, bien entendu. Il y en aura toujours avec notre Président-politicien, puisque c’est à partir de ces deux critères que les responsables de stations importantes sont d’abord jugés. Ils le savent, puisque leur mentor les «instruit» toujours de descendre «sur le terrain» et donner l’exemple. Ils savent, en particulier, qu’il raffole de bains de foules et se font le devoir de lui en offrir à chacun de ses tonitruants déplacements.
Notre Administration traîne bien d’autres maux sur lesquels on pouvait continuer de s’épancher. C’est une Administration profondément politicienne et partant, forcément inefficace. La construction de bâtiments neufs à Diamniadio ou ailleurs n’y changera pas grand-chose. Pas plus que les discours laudatifs, les publi-reportages tapageurs, les «mobilisations exceptionnelles», les présences régulières «sur le terrain», etc. Une bonne administration, c’est la neutralité. Pas seulement. C’est aussi pour répéter la formule consacrée, des hommes et des femmes qu’il faut à la place qu’il faut. C’est cette Administration-là qui peut propulser le pays vers l’émergence. Elle n’a vraiment rien de commun avec cette autre aux allures maquillées, à l’image de la gouvernance qui l’a engendrée. La mère comme la fille, nous les dénoncerons tant que nous en aurons la force et l’opportunité. Nous les dénoncerons sans nous laisser distraire par les vuvuzela et autres minables courtisans du couple présidentiel. Ils auront beau aboyer jusqu’à l’essoufflement comme l’un des leurs enragés, ils ne réussiront jamais à nous faire regarder dans la même direction qu’eux. En particulier, ils perdent carrément leur temps s’ils croient pouvoir nous faire renoncer à notre droit inaliénable d’avoir un regard appuyé sur la manière dont notre pauvre pays est gouverné. Nous le ferons sans état d’âme, sans calcul et en toute liberté, chaque fois que de besoin.
Mody NIANG