La politique finit toujours par nous rattraper. Dans un passé récent, les vagues migratoires étaient expliquées par l’échec des autorités de l’époque qui, selon nos nouvelles autorités -alors opposants-, avaient fini par montrer leur incompétence et, de surcroit, par étaler leurs nombreuses carences à la place publique. L’argument était simple, voire lapidaire : si nos concitoyens prennent les pirogues au péril de leur vie, c’est parce que les dirigeants ne trouvent pas de réponse au chômage, n’arrivent pas à les faire rêver, à répondre à leurs préoccupations. Ils n’ont tout simplement pas de Projet. Tout s’expliquait alors par l’échec politique. La politique a bon dos. Le Projet jugulerait les nombreuses vagues migratoires, disait-on. Tant de jeunes y ont cru, l’ont défendu, l’ont chanté et murmuré partout. Le Projet est une panacée de tous nos maux, c’est la réalisation de nos diverses et multiples attentes. Il est porté et rédigé par un nombre incalculable d’intellectuels. Paradoxalement, il tarde à prendre forme, on attend toujours la matérialisation d’un projet déjà écrit et ficelé. Comprenne qui pourra. Les explications sur le décalage entre ce qui était fin prêt et sa mise à/en disposition/action sont plus alambiquées les unes que les autres. On espère -l’espoir fait vivre- ne pas être les dindons de la farce.

On se souvient des quolibets, des insanités adressées à tous ceux qui comparaient les vagues migratoires à des suicides. Ils étaient cloués au pilori, taxés de partisans ou de défenseurs d’un régime moribond, appelé à mourir de sa belle mort. Beaucoup de profils sur les réseaux sociaux étaient en noir, signes de deuil, on demandait que les drapeaux soient en berne, à ce qu’on décrète un deuil national. Logique. Tous les arguments étaient mobilisés pour s’indigner contre l’échec du pouvoir en place. Ironie de l’histoire, les anciens arguments sont recyclés et légitimés par nos nouvelles autorités : les jeunes qui prennent les pirogues se suicident et se donnent, de manière inconsciente, la mort. Les vagues migratoires actuelles ne s’expliquent plus par l’échec des politiques, par la lente mise en place du tant attendu Projet. Très drôle l’histoire, elle nous rappelle constamment et de façon épisodique qu’il ne faut jamais insulter l’avenir. Véritable tartufferie ! La tragédie se transforme en comédie. Ne faisons pas le procès du Projet. C’est très tôt dit-on. C’est juste et très juste d’ailleurs, on ne saurait faire le procès de l’absent le plus présent dans la terminologie des autorités : le Projet. Passons alors au fameux «Yolée» pour juguler le phénomène migratoire. Tout le monde valide, tout le monde applaudit. Les lanceurs d’alerte au travail ! Même s’il faut dénoncer les convoyeurs, ce sont des criminels, la dénonciation n’est qu’une solution-mirage.

30 corps repêchés au large de Dakar : Tragédie sans vagues

Le phénomène migratoire est très complexe et nécessite des analyses politiques, sociologiques, psychologiques pour tenter d’y obvier. Le «Yolée» peut d’ailleurs être appliqué à celui qui a contribué à le populariser ; il nous a dit -en un temps record- une chose et son contraire. Charité bien ordonnée commence par soi-même, même quand «il faut sauver le soldat Ryan». La sacralité de la parole donnée tant chantée en prend un sacré coup. Mais bon, ce n’est pas grave. C’est un reniement politique et les politiciens nous habituent à de sempiternels reniements. Dans le langage populaire, on dit souvent que la parole d’un homme politique, même s’il est Président, ne vaut pas un pesant d’or. Ne nous frustrons pas alors lorsque les reniements deviennent monnaie courante dans les comportements au quotidien. Quand le roi joue au violon, le Peuple ne peut que danser, affirmait l’auteur du Das Kapital. La morale, l’éthique, aux oubliettes ! Ne les dépoussiérons pas. Elles s’appliquent aux autres, pas à ceux qui en avaient fait des valeurs cardinales en politique. Ô mon Dieu, la parole donnée est banalisée. L’homme politique a le don de dire une chose à midi et de le renier à treize heures. La politique ou l’art de se désavouer. Alors n’accordons plus de crédit aux promesses des hommes politiques. Il y a souvent un hiatus entre leurs promesses et leurs actes.

Les politiciens sont-ils tous pareils ? Répondre par l’affirmative boucherait l’horizon. Néanmoins, on ne peut s’empêcher de dire que les pratiques vilipendées, dans un passé très frais, réapparaissent, c’est du factuel. Les fantômes existent, et ils continuent de nous hanter. On a entendu, avec toute la souffrance du monde, un ministre de la République, affirmer, éhontément, donner la priorité aux Cv des personnes du même bord politique. Sacrilège ! Une vraie insulte au mérite et aux compétences. Ses tentatives de justification sont aussi absurdes et moribondes que ses affirmations. Il oublie que le Sénégal n’appartient pas à un parti politique, mais à tous les Sénégalais qui sont, a priori, d’égale dignité. Quid de ces nombreux jeunes qui n’adhérent à aucun parti politique, et qui lui envoient leurs Cv pour espérer voir le bout du tunnel. Le message est clair et d’une toxicité énorme. La Patrie et non le parti ? Utopie quand tu nous tiens. La rupture attendra. Trêve de cette parenthèse.

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Nos cœurs saignent, nos peines incommensurables, nos larmes coulent en voyant les images de corps de nos concitoyens -voulant partir à la quête d’un avenir meilleur, pour réaliser sans doute leur propre projet- étalés au large de la plage de Mbour. Mbour est en deuil, le Sénégal est en deuil. En berne les drapeaux, en noir les profils. Pas d’indignation à géométrie variable. Toutes les vies se valent. C’est effroyable. Même si on a frôlé, il y a de cela quelque temps, le précipice, même si les politiciens ont failli détruire le tissu social, l’unité de notre Nation tant jalousée et chantée en mille et un lieux, le Sénégal est un et indivisible. Ô pays, mon beau peuple ! Ce qu’il nous faut comprendre, c’est que la politisation à outrance de n’importe quel phénomène et/ou évènement peut nous faire perdre la lucidité qui sied pour l’appréhender. On peut être d’un bord politique ou d’un autre, mais il faut toujours être lucide et ne pas vouloir vaille que vaille, sous l’emprise d’une idéologie, défendre l’indéfendable, soutenir des idées saugrenues. Le réductionnisme politique des événements est indigeste et ignoble.

Les vagues migratoires ont existé depuis fort longtemps et les étés meurtriers perdurent. Les différents régimes politiques passés comme présents, ont sans aucun doute leur part de responsabilité, mais les limites de ces régimes ne peuvent expliquer à elles seules, de telles vagues, les désirs constants de prendre le large avec tous les risques y afférents. Les causes semblent beaucoup plus profondes, complexes et liées les unes aux autres. C’est un échec social, autant les politiques ont échoué, autant la société a échoué, autant ceux qui vivent en Europe, et qui une fois, de retour au bercail, font miroiter monts et merveilles à ceux qui y sont restés, ont échoué. Un vrai drame social. Une société fondée sur des jugements liés à l’avoir, sur l’apparence, peut pousser ses enfants, sans s’en rendre compte, à la mort, au suicide. La pression sociale exercée par la société sur les individus, au niveau familial, dans les quartiers, à un niveau plus étendu, peut pousser certains de ses membres à aller chercher par n’importe quel moyen des voies de réussite, de succès pour avoir la voix. Il nous faut faire l’autocritique de notre société, notre ndeup national, notre auto-introspection.

Lire la contribution – Ree Ba Tas

La possibilité de rêver de lendemains meilleurs, étant trop amoindrie, nos jeunes -ce ne sont pas que des jeunes d’ailleurs- imaginent qu’ils ne peuvent se réaliser, réaliser leurs rêves qu’ailleurs, en Europe. L’aventure devient le moyen de matérialiser leur projet. Le rêve est l’essence de la vie, la dimension onirique est d’une importance capitale ; sans elle, la vie devient plus que difficile. Et, c’est là où le bât blesse, nos concitoyens qui s’engouffrent dans des pirogues de fortune, ne se représentent plus l’avenir chez eux, sous de meilleurs auspices, ils en ont même une vision fataliste… Triste !

L ’Europe n’est pas le paradis tant chanté, tant loué sous nos cieux. En Europe, les biens et les richesses ne se ramassent pas, les rues ne sont pas parsemées d’euros, de billets de banque, au contraire, pour y réussir, il faut se battre au quotidien comme partout ailleurs. Cela, nos concitoyens doivent le savoir, les embellies, les images dorées de l’Europe ne sont que des mirages. Partout en Europe, dans les rues, dans les métros, il y a des désœuvrés qui ne comptent que sur la bonté et la magnanimité de certains pour subvenir à des besoins vitaux : se nourrir. Il y a une kyrielle de clochards, de gens qui se pavanent dans les rues, à Barbès, Montrouge, Chatelet les Halles, Strasbourg-Saint-Denis, et qui, sans la bonté humaine et l’élan de générosité, n’auraient rien à se mettre sous la dent. Certains pour fuir la vie de dèche qui est la leur, pour fuir momentanément leur terrible existence, trouvent refuge dans l’alcoolisme, dans de nombreux sédatifs. L’aventure n’est pas gage de réussite.

Lire la contribution – Ci-gît la rupture systémique

Notre jeunesse -levier important de notre développement- n’a pas besoin de s’agripper à des illusions qui la détruisent et la plongent dans des profondeurs abyssales. Nos concitoyens qui prennent souvent des pirogues mal famées ont besoin de comprendre et d’accepter que la solution miracle n’existe pas, on peut vivre et réussir chez nous s’il y a une réelle volonté politique de nos dirigeants, s’ils mettent en place des projets structurants. Quelle amertume, quelle douleur éprouvais-je quand je vois des vies humaines perdues dans les flots de la mer. C’est écœurant et éprouvant de voir une jeunesse se perdre à cause de fantasmes, de fausses illusions.

Les dirigeants politiques en présentant aux jeunes, à nos concitoyens qui ne rêvent que d’Europe, des projets probants, contribueront à la destruction du mythe de l’eldorado, des nombreux mirages. Les hommes politiques, en prenant en charge les jeunes et en les insérant dans des projets de développement, nous épargneront une épine, la tragique aventure clandestine.
La création d’emplois, l’insertion des jeunes, ne sont pas des utopies, c’est fort réalisable, il suffit que la bonne volonté politique se mette en branle et le tour est joué. Nous disposons de moyens humains conséquents, de la richesse, le reste, à savoir les moyens économiques, ils se créent, ils ne tombent pas du ciel, alors ne soyons pas fatalistes et travaillons, c’est l’unique voie du succès. En valorisant nos ressources, on peut y arriver, l’avenir doit et peut se dessiner en rose. Paix à toutes victimes et compassion à toutes les familles éplorées.
Ousmane SARR
Enseignant-chercheur Ucad