Le Sénégal à l’épreuve du populisme

Le Sénégal, terre de Léopold Sédar Senghor, poète, philosophe et bâtisseur d’une Nation plurielle, ouverte sur le monde par l’éducation et la culture, mérite mieux que ce que nous observons aujourd’hui. Il est douloureux de constater que des décennies d’efforts consacrés à l’édification de la démocratie, à la consolidation de l’Etat de Droit et au respect des principes républicains puissent vaciller sous les assauts de ceux qui ont fait de l’insurrection et du mensonge un projet politique. Animés par l’avidité du pouvoir et l’oubli du bien commun, ils ont défié nos institutions, fragilisant l’équilibre précaire qui permet au Sénégal de vivre en paix dans un monde de plus en plus instable. L’Etat, fidèle à sa vocation, les a rappelés à l’ordre, leur signifiant que la légitimité se conquiert par le suffrage libre et transparent, jamais par la sédition ou l’agitation.
Face à ces événements, j’ai tenté de comprendre, à la lumière de ma conscience politique nourrie par l’histoire, la sociologie, la politique, la littérature, l’art et même la musique, notamment le rap, ce qui s’est joué au Sénégal au cours des quatre dernières années. Les fractures sociales, les inégalités persistantes, l’exclusion économique de certaines franges de la population et l’usage politique de la colère populaire ont créé un terreau fertile pour la manipulation. Ces dynamiques, combinées à l’influence des réseaux sociaux, ont fortement contribué aux attaques contre la République. Malheureusement, ce chemin de fragilisation de l’Etat de Droit, initié par Ousmane Sonko et ses partisans, semble se poursuivre sous d’autres formes. Le danger ne réside pas seulement dans la transgression des règles, mais dans la banalisation de cette transgression comme instrument de légitimation politique.
Je n’aurais jamais imaginé qu’au Sénégal de Hamady Aly Dieng, de Germaine Acogny, de Soro Diop, des universitaires, des artistes et des journalistes puissent s’unir pour défendre une personne condamnée par la Justice, conformément aux lois de la République. Ce soutien aveugle a fragilisé la République, miné l’autorité des institutions et discrédité ceux qui appliquent la loi avec rigueur et impartialité. Il envoie un message inquiétant : que le talent, la culture et le prestige intellectuel peuvent être mis au service d’une cause illégitime, au détriment de la vérité, de la justice et de l’intérêt collectif.
Dans une démocratie libérale, critiquer une décision de Justice est légitime et nécessaire pour corriger les erreurs et améliorer le système judiciaire. Mais jeter le discrédit sur les juges, les insulter ou les menacer pour des décisions conformes à la loi relève du populisme et du refus de l’autorité -ce que l’on pourrait qualifier de «trumpisme» sénégalais. Ce comportement devrait surtout indigner les intellectuels, censés défendre la lucidité, la raison et les principes républicains. Entre 2021 et 2024, nombreux sont ceux qui ont sombré dans ce populisme primaire, préférant la posture à l’analyse, la passion à la réflexion et l’émotion à la responsabilité civique. Ils ont contribué à la confusion des repères démocratiques et à la banalisation de l’insurrection comme moyen d’action politique.
Je n’aurais jamais cru assister à un tel déferlement de haine contre des magistrats qui n’ont fait qu’appliquer des lois votées par le Parlement. Je n’aurais jamais imaginé que l’élite intellectuelle participerait à un renversement des repères républicains en abandonnant sa responsabilité morale et civique. Célébrer un homme qui a appelé à l’insurrection, insulté des juges et instrumentalisé la souffrance des citoyens pour transformer la colère en soutien politique n’est pas seulement inquiétant : c’est dangereux. Cela nourrit le désordre, sape la confiance dans nos institutions et menace l’équilibre fragile qui permet au Sénégal de vivre en paix et en sécurité, à l’aune des nombreuses crises qui assaillent le monde.
Ces paradoxes révèlent une inquiétude profonde. Lorsque l’intellectuel devient complice du désordre et que le Peuple confond agitation et projet politique, la démocratie est gravement menacée. La démocratie n’est pas l’expression des passions tristes, ni l’adhésion à des discours creux ou au populisme d’un homme sans relief. Elle repose sur des institutions solides, le respect de la loi, la responsabilité des élites et la capacité des citoyens à distinguer l’émotion de la raison. Ignorer cette responsabilité collective, c’est ouvrir la porte à l’autoritarisme, à l’injustice et au chaos.
Les propos acerbes du Premier ministre sénégalais, Ousmane Sonko, à l’égard des magistrats, au soir de la décision de la Cour suprême sur le rabat d’arrêt introduit par ses avocats dans l’affaire de diffamation qui l’opposait à l’ancien ministre du Tourisme Mame Mbaye Niang, constituent un signal fort du projet politique de démantèlement de l’Etat de Droit. Ce qui choque, au-delà des propos eux-mêmes, c’est le silence éloquent des intellectuels pétitionnaires, pourtant ardents défenseurs de l’Etat de Droit, qui n’ont pas trouvé les mots pour dénoncer ces attaques contre l’autorité judiciaire. Ce silence laisse entendre que la défense de la République peut être compromise par des loyautés partisanes ou des calculs personnels, et que la conscience collective est mise en péril.
Le Sénégal des grands tisseurs d’avenir, cités plus haut, doit retrouver sa voie : celle qui empêche les marchands de haine, les démagogues et les antirépublicains de prospérer dans le débat public. Sa voie est celle de la démocratie, de la laïcité et de la République. Cela nécessite un sursaut collectif : des intellectuels qui rappellent l’importance des repères républicains, des citoyens capables de comprendre que la colère n’est pas un programme politique, et des institutions résilientes face aux pressions et manipulations. Il faut réhabiliter l’idée que la critique doit être raisonnée, que l’opposition ne peut se transformer en sabotage systématique et que l’autorité des institutions est la condition même de notre vivre-ensemble, surtout par les temps qui courent.
Le défi est immense, mais la responsabilité l’est encore plus. Ne pas réagir, ne pas dénoncer, c’est laisser s’installer l’anomie et préparer la désillusion des générations futures. Le Sénégal mérite mieux que le spectacle de l’irresponsabilité, du bavardage stérile et du populisme. Le pays de Amadou Mahtar Mbow, de Kéba Mbaye, de Lucien Lemoine, mérite le courage, la lucidité et l’exigence morale qui ont façonné sa grandeur historique. Seule une mobilisation collective, éclairée par la raison et animée par le sens du bien commun, pourra garantir que la République sénégalaise continue d’être un exemple de démocratie sur le continent et dans le monde.
Enfin, le Sénégal doit se rappeler que la liberté et la démocratie ne sont jamais acquises une fois pour toutes. Elles exigent vigilance, engagement et courage, surtout face aux forces qui veulent transformer la colère populaire en instrument de déstabilisation. C’est à ce prix que le pays pourra rester fidèle à l’esprit de Senghor, de Mbow, de Kéba Mbaye et des autres bâtisseurs d’un Sénégal libre, juste et prospère.
Birane DIOP