La dégradation de la note souveraine du Sénégal par les agences de notation internationales ne saurait être traitée comme un fait divers. Elle marque un tournant. Elle sonne comme un signal d’alarme, lancé au sommet de l’Etat, à la classe dirigeante, mais aussi à l’ensemble de la population. Avec la nouvelle note souveraine, notre pays est jugé «très proche du défaut, voire en situation critique».

Plusieurs facteurs l’expliquent. Une dette publique trop élevée : l’Etat emprunte beaucoup, parfois au-delà de sa capacité réelle à rembourser. Des difficultés budgétaires : les recettes fiscales ne couvrent plus suffisamment les dépenses.
Des retards dans les projets pétroliers/gaziers qui devaient améliorer la situation économique. Des incertitudes politiques : tensions sociales, changement de gouvernement, instabilité institutionnelle.

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Depuis quelques mois déjà, nous étions jugés comme un pays «très risqué» pour les investisseurs, mais pas encore en défaut. Et nous étions condamnés à payer des taux d’intérêt très élevés pour continuer à emprunter.
Aujourd’hui, avec la dernière dégradation, notre pays ne peut quasiment plus emprunter sans garanties massives. Nos créanciers s’attendent à un défaut partiel ou une restructuration de la dette. Enfin, nous avons perdu sévèrement la confiance des marchés et des investisseurs.

Mais je sais aussi qu’il est des moments où il faut regarder le réel en face, sans filtre ni euphémisme. Depuis plusieurs années, le modèle de croissance du Sénégal repose sur un endettement soutenu, justifié par de grands projets d’infrastructures et, plus récemment, par la promesse pétrolière et gazière. Ce pari aurait pu être vertueux s’il s’était accompagné d’une montée en puissance de la production nationale, d’une meilleure mobilisation des ressources internes et d’un climat politique apaisé. Ce n’est pas le cas.

Notre pays s’est mal endetté. Notre pays n’a pas toujours bien investi. Nos politiques et programmes publics sont mal conçus, mal exécutés, mal évalués. La conséquence de tout cela est que le Sénégal a gaspillé du capital depuis des décennies. Et nous persistons malheureusement dans cette voie.
Aujourd’hui, la conséquence de ces choix économiques est que le Sénégal emprunte pour rembourser, dépense sans créer suffisamment de valeur, et peine à restaurer la confiance auprès des investisseurs nationaux, des banques, des investisseurs internationaux et des partenaires au développement. Ce déclassement de notre crédibilité financière n’est pas une insulte faite à notre dignité. C’est le constat et la sanction que nous vivions au-dessus de nos moyens, et cela finit par se voir.

Mais il est encore temps. Car le Sénégal ne manque ni d’intelligence, ni d’énergie, ni de ressources. Ce qui manque, c’est le courage d’un vrai tournant.
Un tournant vers la sobriété budgétaire, la justice fiscale, la transparence, la fin des gaspillages, la réduction des privilèges indus, et l’investissement dans ce qui fait la force d’un pays : l’éducation, l’agriculture, l’industrie locale, la santé publique. Et ces politiques-là, nous ne pouvons les mener sans financement extérieur. Elles devront être conduites efficacement, avec le souci de l’évaluation permanente. Pour cela, il nous faut des stratégies réalistes et des structures adéquates, et des hommes crédibles par l’expertise, l’expérience et la sagesse.

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La condition du tournant, c’est le rétablissement de la confiance. La seule et unique institution économique, ai-je l’habitude de dire. La confiance est l’un des piliers les plus discrets, mais les plus essentiels de la société. Elle précède le Droit, l’économie ou même la morale organisée. Sans elle, aucune promesse n’est crédible, aucun contrat n’est envisageable, aucune autorité ne peut s’exercer durablement. Le président de la République a aujourd’hui l’occasion d’engager un nouveau pacte avec le pays. Non pas un pacte de communication, mais un pacte de rigueur et de vérité. Il peut faire du choc de cette dégradation un levier pour réformer en profondeur, pour expliquer au Peuple sénégalais que le temps de la facilité est terminé, mais que l’effort partagé et le sérieux peuvent sauver notre avenir commun.

Le tournant, c’est aussi engager le pays dans la paix sociale et la stabilité politique
En cette période d’incertitudes, il est urgent de rappeler un principe fondamental : la stabilité politique, une condition de survie nationale. Le Sénégal, par son histoire, son ancrage démocratique, a toujours incarné un équilibre fragile, mais précieux entre liberté et ordre, vie politique et paix sociale. Ce pacte tacite, noué entre les générations, doit être réaffirmé avec force et lucidité.

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L’investissement ne va jamais là où règnent la violence, la confusion et le vacarme des affrontements sans fin.
Il va là où l’on bâtit des institutions solides, des politiques publiques cohérentes et des transitions apaisées. Le Sénégal a su, pendant de longues années, malgré les tensions, préserver ce climat de confiance relatif qui a permis d’attirer des partenaires économiques, des bailleurs de fonds et des investisseurs régionaux.

Mais cette confiance est fragile, en plus de ne pas suffire. La paix sociale est en dernière instance l’objectif recherché.
Préserver la paix sociale suppose de ne pas instrumentaliser la pauvreté, de ne pas jouer avec la colère des jeunes, ni d’attiser les divisions ethniques ou religieuses. Il est temps que les élites politiques, économiques, syndicales et religieuses du pays se regardent en face et se posent la vraie question : que lèguerons-nous à nos enfants ? Un pays pacifié, juste et en progrès ? Ou un champ de ruines et de rancunes accumulées ?

Oui, les gouvernants ont une responsabilité primordiale dans la préservation de la stabilité. Mais l’opposition aussi, la Société civile également, les médias encore plus, tous doivent refuser les logiques de destruction systématique. L’alternance démocratique, les critiques virulentes, les manifestations pacifiques sont légitimes. Mais elles doivent être portées par un souci supérieur : ne jamais briser ce qui unit, ne jamais hypothéquer l’avenir du pays au nom des ambitions personnelles.
La dette financière se négocie. La dette morale, elle, se paie devant l’histoire. Prenons acte de ce qui nous est dit. Et redonnons au Sénégal la fierté d’un destin maîtrisé.
E. Ibrahima SALL
Economiste, Ancien ministre
Auteur de «Un autre Sénégal est possible»