Le Sénégal traverse une période troublante pour les libertés fondamentales pourtant garanties par la Constitution. Les réseaux sociaux sont devenus de nouveaux espaces d’expression, mais aussi de déchaînement permanent de passions tristes, de polarisation violente et de déshumanisation. Huilés par des algorithmes qui favorisent l’extrême, ces espaces nourrissent une logique d’affrontement permanent, où la nuance est absente. Depuis les deux sorties pour le moins irresponsables du chef de Pastef, attaquant ouvertement les institutions de la République et les corps intermédiaires, le ton est monté d’un cran. Certains de ses camarades, à l’image de Birame Soulèye Diop et d’autres sans retenue ni mesure, se sont engouffrés dans la brèche. Lire certains militants ou sympathisants fanatisés donne l’impression que ne pas valider les propos irrévérencieux de leur Louis XIV ou ne pas approuver le fameux «Projet» rédigé par 4000 phares de la pensée ferait de nous des gens condamnés à se taire ou à raser les murs. Cette frange militante radicalisée s’arroge désormais le droit de décider qui doit s’exprimer dans l’espace public. C’est un procédé dangereux, pour ne pas dire fasciste. Et puis, c’est assez cocasse, cette vaste bévue de la pensée unique, voire totalitaire.

Militants et sympathisants déchaînés, qui avez complètement perdu le sens de la mesure et de la retenue, permettez-moi de vous rappeler que je n’ai jamais voté pour Macky Sall. D’autres non plus, parce que nous considérions que le régime précédent malmenait l’Etat de Droit et restreignait les libertés à un moment de l’histoire. Amy Collé Dieng a été une victime de la judiciarisation de l’espace public, comme tant d’autres. Nous n’avons pas voté pour Bassirou Diomaye Faye non plus, tout simplement parce que nous n’adhérons ni à la conception politique ni à la vision du monde que son parti, Pastef, incarne. Pastef est un parti populiste dont la matrice conceptuelle repose sur le refus catégorique du désaccord, le rejet sans ambages du pluralisme des opinions et l’adhésion inconditionnelle aux passions tristes et aux théories du complot. Ces éléments factuels suffisent à expliquer pourquoi nous ne pouvons ni adhérer à un tel mouvement politique ni lui accorder un blanc-seing.

Mais cela ne signifie en aucun cas que nous devrions nous taire. Nous continuerons à parler, écrire, critiquer librement, dans le respect des lois de la République, avec retenue, lucidité, sans insulte, sans diffamation, sans manipulation des faits, sans basculer dans des vérités alternatives. Le bavardage stérile, les menaces, les calomnies faciles, les procès d’intention, la diabolisation de ceux qui ne pensent pas comme vous ne passeront pas ici. Ce populisme autoritaire, qui consiste à désigner toute voix discordante comme un «ennemi du Projet», ne mène qu’à l’impasse. Il faut le rappeler avec fermeté : ce n’est pas un trophée que l’on vous a confié, ni la coupe d’un concours de chefferie villageoise. C’est un pays, avec ses institutions, sa diplomatie, son économie, sa Justice, ses questions sociales. Vous disposez d’un mandat de cinq ans, eu égard à la Constitution. Ce n’est ni un chèque en blanc ni un pouvoir sans limites.

Le Peuple, sur qui s’exerce le pouvoir, vous a confié le destin de millions d’âmes dans l’es­poir d’un avenir meilleur et d’un futur désirable, sur toutes les questions touchant à la dignité et au devenir de l’Hom­me.

Par conséquent, ce pouvoir fugace doit être exercé dans l’intérêt général, non dans un esprit de revanche, ni pour imposer une idéologie rétrograde, encore moins pour régler des comptes ou ressusciter l’idée d’un parti-Etat. Le Sénégal a définitivement tourné la page de la primauté du parti sur l’Etat, depuis la crise politique du 17 décembre 1962. Le brillant docteur Samba Ka, historien et politologue, rappelle à juste titre : «Le procès de Mamadou Dia, alors président du Conseil des ministres, et de ses co-accusés a constitué un tournant décisif. Car il a permis d’affirmer la primauté de la Constitution sur le parti politique. Ce moment historique a été déterminant pour l’avenir politique du Sénégal, en posant les bases d’un régime démocratique. C’est un acquis essentiel qui a permis à notre pays de préserver sa stabilité démocratique.» Dès lors, évoquer la mise en place d’un parti-Etat, plus de quarante ans après cet acquis fondateur, relève non seulement d’une aberration manifeste, mais d’une inculture politique profondément assumée.

Les Sénégalais vivent dans des conditions extrêmement scabreuses. C’est là-dessus qu’il faut se concentrer. Dites à votre chef de travailler dans le silence, d’apporter des solutions concrètes à l’aune des crises qui assaillent le monde. Nous faisons face à une économie fragilisée, marquée par un déficit public qui ne cesse de se creuser, à la montée des régimes putschistes dans notre voisinage immédiat, à la menace persistante du djihadisme à nos frontières, comme le souligne une récente étude du Timbuktu Institute dirigé par le Dr Bakary Sambe. Et, comme le disait le vieux sage Kéba Mbaye lors de sa Leçon inaugurale sur l’éthique, dans l’antre de l’Ucad 2 en 2005, au temps du régime libéral incarné par le plus diplômé du Cap au Caire : «Les Sénégalais sont fatigués.» Vingt ans après, ses paroles n’ont pris aucune ride. Nos concitoyens végètent dans la pauvreté absolue, mais ils ont toujours gardé leur dignité, malgré les quotidiens difficiles.

Mais face à toutes ces questions majeures et d’ordre existentiel pour les millions d’âmes qui peuplent nos bassins de vie respectifs, vous avez préféré faire le choix de l’insulte et de la déshumanisation dans vos bouches, en tentant d’imposer une pensée totalitaire.

Selon vous, une seule voix devrait s’élever : celle du chef de Pastef et de ses partisans. Insinuer ou affirmer une telle idée, c’est méconnaître profondément l’histoire politique du Sénégal, fondée sur le pluralisme, le débat contradictoire et la résistance à toute forme d’unanimisme imposé, conformément aux lois de la République.

La démocratie procédurale sénégalaise est le fruit de luttes longues et souvent douloureuses. Elle ne s’est pas construite en un jour, ni sans sacrifices. Au moment où j’écris ces lignes, je pense notamment aux femmes de Yewwu Yewwi, mais aussi aux militantes et militants du Pai, du Pit, d’And-Jëf, de la Ld, du Rnd, du Pds, ainsi qu’aux corps intermédiaires, etc. Tous ont payé le prix fort pour que chacun, aujourd’hui, puisse dire ce qu’il pense, conformément aux lois de la République, sans être menacé, disqualifié ou déshumanisé. Le mépris de cette mémoire est non seulement grave, mais aussi une trahison du contrat démocratique signé, à certains égards, avec l’encre du sang.

Pour rappel à celles et ceux qui l’ignorent : la démocratie ne se limite pas seulement à la tenue d’élections. Elle se mesure aussi à la liberté de critique et à la coexistence de visions plurielles.

Et pour finir ma phrase : «Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent», dans le cadre républicain. Soyons des arroseurs de notre démocratie procédurale, que nous avons héritée de nos devanciers et qui doit évoluer vers une «démocratie substantielle», j’emprunte ici le terme à Edwy Plenel.
Birane DIOP