Les acteurs de la prise de parole publique rivalisent de plus en plus d’insolence, d’arrogance et d’effronterie. Faudrait-il désespérer de notre classe politique ? Déjà, le lundi 10 août 2015, nous avions publié une chronique intitulée : «Méritez de nous gouverner!», dans laquelle nous nous insurgions contre les dérives verbales de la classe politique sénégalaise. Les propos des hommes et femmes politiques étaient teintés d’insultes graves, de calomnies et de contre-vérités. L’actualité de ces derniers jours pourrait nous pousser encore à adopter le même titre pour notre chronique de ce 6 août 2018.

Cheikh Bamba Dièye ne laisse pas le choix
Le leader du Fsd/bj a fait une sortie médiatique pour traiter les magistrats en charge du dossier de l’affaire Khalifa Sall, de «corrompus». Il a aussi déclaré que les juges Malick Lamotte et Demba Kandji «font partie d’une association de malfaiteurs dirigée par le Président Macky Sall». Il est rare d’entendre quelqu’un atteindre un tel degré d’irrévérence à l’endroit des Institutions, que ce soient le président de la République et les magistrats qui incarnent l’Institution judiciaire. Dans sa folle effusion, Cheikh Bamba Dièye rajoute que «Macky Sall est le président des associations de malfaiteurs du Sénégal parce qu’il a trié sur le volet les magistrats les plus corrompus au Sénégal pour juger Khalifa Sall». Il se permet en outre de jouer au héros : «Si Macky est courageux, je ne dois pas passer la nuit chez moi.»
Une bravade du même calibre vaut à Barthélemy Dias un séjour qui se poursuit encore en prison. Les autorités de l’Etat ne peuvent rester indifférentes devant une telle situation. L’émoi est grand, suite à ces déclarations, mais aussi le malaise est indescriptible au sein de la justice. Les magistrats qui se font insulter attendent, à tout le moins de l’Etat, une certaine protection. Ils ont aussi droit au respect et ont leur dignité, leur amour propre et ne peuvent souffrir, au fond de leur âme, d’être le punching-ball d’hommes politiques les plus irresponsables, les uns et les autres, et qui, pour la plupart, ont investi le champ politique comme ascenseur social, faute de pouvoir se réaliser autrement dans leur vie. Est-il besoin de rappeler qu’il peut être donné à n’importe qui de devenir homme politique, député ou ministre ou chef d’Etat, mais il n’est pas donné à n’importe quel quidam de devenir magistrat !
L’Union des magistrats sénégalais, par la voix de son président Souleymane Teliko, a bien raison d’exiger que les propos de Cheikh Bamba Dièye ne restent pas impunis. En effet, tout le monde peut s’accorder sur le fait qu’il n’existe pas un pays au monde où de tels propos pourraient être tenus sans conséquence pour leur auteur. Cheikh Bamba Dièye a été convoqué par la police pour être entendu dans le cadre d’une procédure ouverte contre lui, mais il a refusé de déférer à la convocation et continue de poursuivre ses bravades. Il estime que son immunité parlementaire devrait être préalablement levée, avant l’ouverture de poursuites pénales. L’argument brandi serait que la procédure de flagrance ne saurait être usitée du fait que les propos incriminés sont vieux de quelques jours. Cette ligne de défense apparaît on ne peut plus fragile et force est de parier que les policiers iront le chercher manu militari, comme il les y invite d’ailleurs. Cheikh Bamba Dièye ne leur laisse malheureusement pas le choix. Les jurisprudences constantes en la matière, en France comme au Sénégal, battent en brèche une telle conception. Le cas le plus récent en France est celui du député des Français de l’étranger, M’jid El Guerrab. Ce député avait porté des coups violents contre un autre homme politique, Bruno Faure, le 30 août 2017. Il avait été poursuivi dans le cadre d’une procédure de flagrance, quelque quatre jours  après la commission des faits. A l’issue de l’enquête préliminaire, M’jid El Guerrab a été inculpé par un juge d’instruction, le 2 septembre 2017. Une même situation a eu à se présenter au Sénégal avec le député Oumar Sarr, qui avait publié, au nom du Comité directeur de Parti démocratique sénégalais (Pds), une déclaration au vitriol contre le Président Macky Sall. Il s’avéra que cette déclaration n’était même pas produite par cette instance politique. Oumar Sarr avait été poursuivi, dans le cadre d’une procédure de flagrant délit, pour faux et usage de faux en écritures privées et diffusion de fausses nouvelles. Il sera inculpé le 22 novembre 2015 et placé sous mandat de dépôt. Oumar Sarr qui avait refusé de déférer à la convocation de la police, invoquant une immunité parlementaire, avait été cueilli manu militari à son domicile le samedi 19 novembre 2015. Dans cette affaire, on avait entendu de grands avocats investir les plateaux des radios et télévisions pour dénoncer la procédure car, selon eux, une procédure pénale entamée sous le régime du flagrant délit ne saurait être confiée à un magistrat instructeur. Ces avocats plaidaient en vain la levée de l’immunité parlementaire du député du Pds. Des recours intentés contre cette procédure avaient été jugés non fondés par les différentes juridictions saisies. Encore une fois, en France, il n’a jamais été question de contester la procédure utilisée contre le député M’Jid El Guerrab dont l’immunité parlementaire n’a point été levée. Il a été poursuivi dans une procédure de flagrant délit et un magistrat instructeur l’a inculpé. En d’autres termes, la procédure ouverte contre Cheikh Bamba Dièye, pour un délit dont le caractère flagrant saute aux yeux, pour avoir tenu des propos lors d’une conférence de presse enregistrée et diffusée par plusieurs médias, apparait parfaitement licite. Mieux, Cheikh Bamba Dièye a réitéré les mêmes propos en disant persister et signer. Il ne sera sans doute pas nécessaire de recourir à la théorie du «flagrant délit continu», prôné par un certain Abdoulaye Gaye, procureur de la République de Dakar en 1988, dans le cadre d’une procédure judiciaire contre des responsables du Pds. Dire que dans sa jurisprudence, la chambre criminelle de la Cour de cassation française a validé une telle conception, dans deux derniers arrêts en date du 5 janvier 1988 et du 20 septembre 2006.
Par ailleurs, on ne peut pas ne pas relever l’incohérence qui caractérise les diatribes outrancières de Cheikh Bamba Dièye. Comment un député qui continue de fulminer contre des situations qui, de son point de vue et au nom du principe de la séparation des pouvoirs, saperaient l’autorité du Parlement, peut-il s’en prendre, de la sorte, à une autre institution, tout aussi respectable, de la République ?
Les magistrats ont creusé leurs propres tombes
On peut bien dire que les magistrats ont sans doute donné le bâton pour se faire battre. Ils ont laissé faire. Des insultes et des attaques viles sont portées contre des magistrats, devant la barre des tribunaux par des auxiliaires de justice. Les magistrats eux-mêmes ont eu à se distinguer devant les justiciables par de petites querelles ou des mesquineries, dans le traitement de certaines affaires judiciaires. Nombre d’entre eux ont eu aussi à s’illustrer par des déclarations publiques pour s’auto-flageller. Il n’est donc pas étonnant que tout cela ait fini par encourager d’autres personnes à s’en prendre aux institutions judiciaires. Le président de l’Union des Magistrats Sénégalais (Ums), Souleymane Teliko, a été un grand artisan de ce travail de sape qui a conduit à l’affaiblissement des institutions judiciaires. Il avait fait montre d’un populisme qui a sans doute séduit le petit peuple de la magistrature. De nombreux hauts magistrats étaient circonspects devant son élection, mais avaient fait contre mauvaise fortune bon cœur, car le principe du vote démocratique est que la majorité avait tranché en sa faveur. En effet, il faut dire que le rajeunissement à grands coups de recrutement de contingents de magistrats, pour pallier les insuffisances d’effectifs, a pu permettre l’entrée dans le corps, de nombreux jeunes pétris des mouvements politiques. Certains engagements ou pedigree ont pu conforter les tenants d’une ligne dure qui étaient censés être les symboles ou les «incarnations» de l’indépendance de la justice, vis-à-vis du pouvoir exécutif notamment. On ne s’y était pas trompé, au lendemain de l’élection de Souleymane Teliko, pour dire que la porte est ouverte à toutes les dérives. L’intéressé lui-même continuait de marteler un discours guerrier, un discours de remise en cause de la hiérarchie et du respect dû aux institutions. Un tel discours a pu faire le lit des sorties du juge Ibrahima Hamidou Dème ou du juge Yaya Abdoul Dia. On avait pu regretter que le président de l’Ums eût moins de sérénité que les dirigeants du Syndicat des travailleurs de la Justice par exemple. Le président de l’Ums parlait comme un vulgaire syndicaliste. A la vérité, un dirigeant d’une association professionnelle de magistrats ne peut pas râler comme le ferait un dirigeant d’un syndicat d’éboueurs.
Le mal est déjà fait, même si, il faut le lui reconnaître, le président Teliko semble vouloir se rattraper. Par exemple, le week-end dernier, lors de l’Assemblée générale ordinaire de l’Ums, il a tenté de recadrer les choses quand il a tenu à préciser : «Nous ne pouvons parler de la justice sans évoquer la situation difficile que nous vivons depuis quelques mois. Les scènes de violences auxquelles nous assistons aujourd’hui dans nos salles d’audience sont tout simplement injustifiées. Les attaques verbales et personnelles venant parfois de ceux qui sont censés contribuer à la bonne administration de la justice doivent être condamnées sans réserve et donner lieu à des sanctions appropriées à la mesure de leur gravité. Mais, l’honnêteté intellectuelle nous impose de reconnaitre qu’au-delà des dérapages que l’on peut mettre sur le compte d’une passion mal maitrisée, ces attaques traduisent aussi une inquiétante et progressive rupture de confiance entre nos concitoyens et la justice. Un devoir d’introspection nous incombe à tous. Non point pour nous auto-flageller mais pour rétablir la nécessaire confiance entre la justice et les citoyens au nom de qui elle est rendue. Le droit légitime que nous avons de revendiquer notre participation dans l’œuvre de construction de notre justice, a pour corolaire le devoir d’assumer notre part de responsabilité dans tout ce qui advient au sein de l’institution judiciaire. Etre acteur, c’est aussi être responsable (…)
La considération et le respect auxquels nous avons droit nous sont accordés sous réserve de l’application scrupuleuse des principes qui garantissent la tenue d’un procès juste et équitable. C’est le droit pour chaque magistrat de traiter le dossier qui lui est soumis conformément  à la loi et à sa conscience, mais c’est notre devoir à nous tous de veiller à ce que rien ne soit de nature à susciter suspicion et rupture de confiance. Or, il nous faut reconnaître que les activités et déclarations politiques que certains de nos collègues, en violation flagrante de notre statut, la sélectivité dans le traitement des dossiers, le rythme particulier auxquels sont soumises certaines affaires, les postures et positions de certains d’entre nous, contribuent à conforter dans l’esprit de nos concitoyens le sentiment d’une justice à deux vitesses et aux ordres. Rien ne peut justifier que la justice de notre pays soit à ce point indexée. Pour mettre fin à ces dérives, il nous faut donc, parallèlement aux condamnations et poursuites judiciaires, apprendre à nous conformer davantage à notre serment.» Le propos est juste.

La grosse part de responsabilité de Macky Sall
Le pouvoir exécutif et le chef de l’Etat, au premier chef, ne sont pas exempts de reproches. Le Président Macky Sall portera sa part de responsabilité dans cette déliquescence du discours contre les institutions républicaines. Peut-être qu’il a oublié que les personnes qu’on pousse à insulter les adversaires, seront les premiers à retourner les insultes à leurs anciens maîtres. L’histoire politique du Sénégal est riche d’exemples de ce genre. Ceux qui insultaient Abdoulaye Wade, pour le compte de Abdou Diouf ou de Ousmane Tanor Dieng, ont été les premiers à trainer leurs maîtres d’hier dans la boue. Les «insulteurs» professionnels fabriqués par Abdoulaye Wade se mettent aujourd’hui à le flétrir avec virulence. Macky Sall a pu tester que ces langues pendues n’ont pas manqué de le vouer aux gémonies, lui-même, à chaque fois que leurs propres intérêts ont été mis en cause. Cela donne une bonne idée de ce qu’ils diront quand Macky Sall ne sera plus au pouvoir. Il va demeurer que le président Macky Sall n’avait pas sanctionné les insultes du ministre Moustapha Diop à l’endroit de magistrats de la Cour des comptes. Et les situations sont nombreuses, comme en mars 2018, quand les médias avaient eu à prêter des déclarations à l’acide de Moustapha Cissé Lô, contre les institutions judiciaires. De telles déclarations avaient suscité l’émoi des membres de l’Ums mais aucune enquête n’avait été ouverte, même si, par la suite, le député Moustapha Cissé Lô se rétractera pour accuser les médias d’avoir dénaturé ses propos.