«Ce que nous savons est une goutte d’eau ; ce que nous ignorons est un océan.» Newton
Il faut le dire pour s’en désoler, l’arrogance intellectuelle prend de plus en plus une ampleur inquiétante dans notre pays. Chacun veut avoir raison sans «davantage raisonner» ou apporter des preuves factuelles ou scientifiques de ses dires. Et chaque argument est souvent sorti de son contexte et considéré comme une attaque personnelle ou à une communauté quelconque. J’en veux pour preuve les invectives et insultes dans les réseaux sociaux et les plateaux télévisés concernant des questions politiques ou confessionnelles souvent sensibles. Au Sénégal, de plus en plus de gens sont incapables de dire «je peux me tromper», «je reconnais que je m’étais trompé», «je peux avoir tort», «vous avez raison», «je reconnais que j’ai eu tort», «je ne sais pas, j’ai envie d’en savoir plus» ou encore «let’s agree to disagree». Nous avons tous besoin de plus d’humilité intellectuelle !

Qu’entendons-nous par humilité intellectuelle ?
Dans un article scientifique publié en 2016, Elizabeth Mancuso et Steven Rouse la définissent comme «a non-threatening awareness of one’s intellectual fallibility»1 (une prise de conscience non menaçante de sa propre faillibilité intellectuelle). Selon ces deux professeurs de psychologie, l’humilité intellectuelle comporte quatre éléments : (a) la séparation de l’intellect et de l’ego, (b) le respect du point de vue des autres, (c) l’absence de surconfiance intellectuelle et enfin la capacité à réviser ses opinions (d). Autrement dit, avoir de l’humilité intellectuelle, c’est reconnaître ses limites intellectuelles, accepter la possibilité d’avoir tort, être disposé à changer ses positions, opinions face à des preuves ou des arguments forts et/ou irréfutables. En revanche, l’humilité intellectuelle diffère de l’humilité générale qui est associée à la modestie. Elle n’est pas non plus synonyme de faiblesse, ni d’absence de convictions. L’humilité intellectuelle réside plutôt dans un équilibre entre deux extrêmes : savoir remettre en question notre opinion (et accepter que l’on se soit trompé quand on est mis face à l’évidence) et savoir quand ne pas le faire. Il s’agit d’une capacité à repenser, et non à s’écraser2. En langage plus simple, c’est le fait «d’accepter ses imperfections sans percevoir ses failles comme un risque ou une menace»3.

Les avantages de l’humilité intellectuelle
Les bienfaits de l’humilité intellectuelle ne sont plus à démontrer. Les études ont prouvé que cette vertu apporte beaucoup à celui qui l’incarne, ainsi qu’à la communauté. Sur le plan personnel, l’humilité intellectuelle favorise l’intelligence émotionnelle, à la fois interpersonnelle et intrapersonnelle. Elle nous aide à mieux nous comporter avec nous-même et avec nos semblables. En affaires, parmi d’autres avantages, elle facilite la prise de décisions réalistes et encourage la capacité à embrasser l’innovation. En politique, il s’avère que les individus intellectuellement humbles sont moins négatifs ou haineux envers leurs adversaires. Ils sont plus enclins à trouver des compromis politiques et à éviter la bipolarisation. Sur le plan religieux, elle est source de plus de tolérance et d’acceptation de la différence et de l’autre dans sa confession. Pour nous, enseignants, l’humilité intellectuelle favorise notre développement et épanouissement personnel et professionnel. Un enseignant intellectuellement humble fait montre d’ouverture d’esprit et de capacité à collaborer avec ses collègues. Il fait preuve de réalisme et d’objectivité dans son activité professionnelle. De plus, il est réceptif aux feedbacks et aux suggestions. «He/she is teachable.»4 Il est disposé à apprendre et à acquérir de nouvelles connaissances. Il sera capable d’une auto-évaluation plus objective et de pensée critique ; un ensemble de qualités indispensables à l’ère de l’Intelligence artificielle et dans un monde où les méthodes didactiques et pédagogiques évoluent constamment.

Conclusion
Aujourd’hui plus qu’hier, nous, éducateurs, avons un rôle central à jouer. On attend de nous, d’abord, que nous incarnions cette vertu ô combien importante (et tant d’autres vertus), pour ensuite l’inculquer aux jeunes apprenants. Ces apprenants seront demain des parents qui inspirent le bien ou le mal à leur progéniture, des politiciens soucieux de la cohésion nationale ou semeurs de division et de haine, des prédicateurs du juste milieu ou extrémistes, des journalistes acteurs de paix ou pyromanes. Nous invitons la jeunesse, parmi laquelle je me compte, à plus d’humilité intellectuelle, d’autant plus que la méconnaissance de l’étendue de sa propre ignorance ferait partie de la condition humaine. Comme disent les anglophones, «our ignorance is invisible to us» (notre ignorance nous est invisible). Cela nous permettra de cultiver le goût du savoir, l’ouverture d’esprit, le respect et la tolérance de la différence, afin de bâtir un Sénégal de paix, uni dans la diversité religieuse, idéologique, culturelle et ethnique.
Saliou YATTE
Professeur d’anglais au lycée de Dodel (Podor)
yatmasalih@gmail.com
Notes
1. Krumrei-Mancuso, Elizabeth J. and Rouse, Steven V., The Development and Validation of the Comprehensive Intellectual Humility Scale (2016).
2. «L’humilité intellectuelle: une vertu essentielle pour naviguer dans le monde de demain», Emeric Kubiak.
3. «Les avantages de l’humilité intellectuelle», Bastien Wagener.
4. «Embracing intellectual humility», Neurosciencenews.com.