L’avènement au pouvoir de Bassirou Diomaye Diakhar Faye va, sans nul doute, constituer, dans l’histoire politique de notre pays, une hypothèse d’école, au regard du contexte de crise dans lequel s’est réalisée cette alternance et de l’ampleur du score (54% au premier tour). Ce qui en fait une hypothèse d’analyse, c’est l’effet positif du changement politique sur la qualité de la démocratie sénégalaise qui était au bord de l’effondrement. En plus de l’alternance réalisée, malgré une crise profonde, la respiration démocratique issue de cette troisième alternance a révélé l’efficience des institutions sénégalaises dans leur capacité à préserver l’ordre démocratique. Les facteurs explicatifs de cette victoire de la démocratie se révèlent alors dans la solidité de nos institutions. La transparence de cette élection et le calme dans lequel elle s’est déroulée ont surpris ceux qui attendaient le pire pour le Sénégal secoué par une crise sociale et politique inédite. L’instrumentalisation du désordre et de la violence des acteurs politiques en conflit, le projet insurrectionnel de Sonko présageaient le chaos pour notre pays. Quant à la victoire de la Coalition Diomaye Président, les déterminants sont à situer au niveau de l’irruption de la jeunesse dans l’espace politique sénégalais, portée vers l’idéal d’une gouvernance soucieuse de son devenir.
Il est, par conséquent, probant que concernant l’élection du 24 mars au Sénégal, c’est l’angoisse d’une jeunesse désabusée qui a été le facteur déterminant de la victoire de la Coalition Diomaye Président. Ce sont les effets liés à un contexte de crise intergénérationnelle qui ont donné force et sens à la stratégie politique de la coalition dirigée par Ousmane Sonko. Ce dernier a su déceler les frémissements latents d’une jeunesse inquiète de son avenir, côtoyant l’adversité sur chacun de ces fronts, pour en faire un instrument de propagande politique. Sonko a vendu un projet de société dont la force des arguments a pris source dans le vécu d’une crise existentielle de millions de jeunes, confrontés au chômage de masse. Toute la stratégie politique des théoriciens de l’anti-système s’est déployée dans cette mise en spectacle du devoir de sacrifice pour redonner espoir à la jeunesse. A cet effet, l’offre politique de Pastef fait sienne, dans le sens de l’engagement patriotique, la devise de Fidel Castro : «Etre libres ou devenir martyrs.» Dans les discours de propagande qui ont structuré la rhétorique souverainiste de Sonko, la vigueur du propos résonne sans détour : «Le projet est si grand et si déterminant pour l’avenir de la jeunesse qu’il ne vaut assez que si les porteurs que nous sommes acceptons de sacrifier notre vie pour son triomphe.»
Maintenant qu’ils ont accédé au pouvoir, les Sénégalais s’interrogent sur le Projet et les promesses qui en constituent l’étoffe idéologique. Nous sommes de plus en plus dans un contexte économique, social et politique où il est difficile de tenir promesse une fois que l’on accède au pouvoir. C’est d’ailleurs l’une des principales causes de la crise de confiance que connaissent les démocraties contemporaines, justifiant la montée de l’abstention et la défiance des citoyens envers les élites politiques. Les dimensions essentielles liées à la situation économique et financière du pays, la faisabilité opérationnelle, les dynamiques de mobilisation en faveur ou hostiles à la réforme, la latitude budgétaire, l’environnement des affaires, ont-elles été largement prises en compte dans la formulation des promesses ? Il est évident que dans le temps d’un mandat, 100 jours ne sauraient suffire pour l’évaluation d’un projet politique aussi ambitieux. Mais, il n’est pas interdit de risquer le regard prospectif au prisme des promesses et des indices de l’heure, confrontés à la dure réalité du pouvoir.
La réalité du pouvoir révèle toujours dans la gouvernance des Etats ce que le sociologue Edgar Morin appelle «l’écologie de l’action». Celle-ci renseigne sur le contraste entre l’exercice du pouvoir et les promesses de campagne, et témoigne de la fragilité des engagements politiques qui finissent toujours par rattraper les élites politiques une fois au pouvoir. Elle rend compte comment, dans la conduite des affaires de l’Etat, un projet politique peut échapper à l’intention de son auteur et entrer dans un jeu d’interactions qui peut le faire dévier et l’entraîner dans un sens qui n’est pas celui pour lequel il a été conçu comme programme de gouvernance. Le régime Diomaye-Sonko n’échappe pas à cette dialectique de l’inefficience du pouvoir qui révèle la grisaille des promesses de campagne conjointe à l’archéologie des discours politiques mis à l’épreuve au contact des réalités du pouvoir. Les errances et les reniements, qui constituent des constantes dans les premiers mois de gouvernance du régime Diomaye-Sonko, sont révélateurs de cette amère réalité de «l’écologie de l’action». Celle-ci peut conduire, par le jeu de facteurs endogènes et exogènes non maîtrisés, à des postures contraires au pari pour lequel on a engagé le combat politique.
La durée de 100 jours à la tête d’un pays est certes une période limitée pour harmoniser la symphonie musicale d’un pouvoir qui cherche ses propres marques, mais elle peut être un instrument de mesure pour éclairer sur les grandes orientations par lesquelles se décline le cadrage programmatique pour l’amorce des ruptures profondes. Au frémissement des prémices de la gouvernance de ce nouveau régime qui a suscité tant d’espoir pour notre pays, il y a des signes qui soulèvent quelques interrogations. Dans une mise à plat des erreurs constatées et des engagements non tenus, certains observateurs pensent que le «Projet» de Pastef, chèrement vendu aux Sénégalais, n’a pas été construit et conçu à la suite d’une maîtrise parfaite des leviers pouvant assurer les transformations systémiques dont il était porteur. Dans les stratégies de conquête du pouvoir, il faut à la fois avoir certes l’expertise d’élaborer des choix rationnels, de proposer des solutions résilientes, mais il faut surtout se prémunir des instruments de leur réalisation dans l’exercice du pouvoir. Pour le nouveau régime Diomaye-Sonko, le temps n’est pas au bilan, mais une fine analyse des défaillances dans le registre communicationnel, dans le non-respect des engagements phares, révèle des indices peu probants, révélateurs de l’inexistence du Projet qui était, pourtant, exhibé comme la Solution aux difficultés des Sénégalais. Les Var sont en train non seulement de contredire les promesses tenues, mais surtout de construire une image négative au détriment de l’immense espoir que certains Sénégalais nourrissaient pour le Projet de Pastef.
Il est vrai que l’échec est une probabilité accrue pour tout nouveau régime en Afrique. Entreprendre des transformations radicales dans nos pays où tout est urgence, du fait de la pauvreté systémique, c’est, comme disait l’autre, labourer la mer. Tous ceux qui ont nourri l’ambition pour le renouveau du continent africain, Nasser, Nkrumah, Lumumba, Sankara et autres, ont été des météores débout avant le jour. Pour les artisans de la troisième alternance, nous ne leur souhaitons pas le sort de ces martyrs du début des indépendances. Car l’échec du nouveau pouvoir risque de produire au niveau de la jeunesse un sentiment de rejet de toute la classe politique sénégalaise, au point de conduire à des dérives et des lendemains incertains. En attendant les lignes directrices du Projet, en attendant plus de rigueur et de cohérence dans les prises de décision, espérons que la rupture aura lieu, en dépit des zones de brouillard. L’espoir est permis, car «là où croît le péril, écrivait Hölderlin, croît aussi ce qui sauve».
Pr Amadou Sarr DIOP
Sociologue,
Enseignant-chercheur
Université Cheikh Anta Diop