Les accords sur la migration entre le Sénégal et l’Espagne : de la coopération à la violation des droits des travailleurs migrants
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Il y a quelques jours, la presse sénégalaise faisait état de la visite du chef du gouvernement Espagnol, M. Pedro Sanchez, pour signer des accords de coopération entre le Sénégal et l’Espagne. Le maître mot était la «migration circulaire»1 prévoyant de sélectionner des jeunes Sénégalais en tant que «travailleurs saisonniers»2 pour une durée déterminée et selon des garanties précises. Cette visite venait entériner celle de la ministre des Affaires étrangères de l’Union européenne et de la coopération, Mme Arancha González Laya, en novembre 2020 au Sénégal concernant la coopération espagnole sur la «gestion concertée des flux migratoires» au moment où les embarcations de fortune arrivaient par grandes vagues sur les îles espagnoles.
Cette visite de Pedro Sanchez a permis aux deux (2) gouvernements de signer des accords sur la migration, permettant de cogérer la dimension préventive et de coordonner le retour des migrants dits irréguliers comme c’était le cas en 2006. En ce moment, le chef du gouvernement espagnol d’alors disait que le Sénégal doit «assumer la partie de la responsabilité qui leur corresponde dans la gestion des flux migratoires».
La longue coopération de l’Espagne et du Sénégal en matière de migration a donné lieu à un accord cadre en 2006, à une coopération policière en 2008 et 20093 et à des accords de réadmission et de rapatriement, comme on en parle actuellement dans la presse.
Ces accords se sont faits dans un contexte particulier où le Sénégal doit présenter son rapport au Comité des droits des migrants le 1er mai 2021, conformément à l’article 73 de la Convention de 1990 sur les droits des travailleurs migrants et des membres de leur famille. Cette convention de 1990 protège les travailleurs migrants (réguliers ou irréguliers) contre la violence, les mauvais traitements, les expulsions collectives, entre autres4. Les rapports alternatifs de la Sidh-Sénégal et de la Lsdh de 20165 mentionnaient ces expulsions récurrentes ainsi que le défaut de protection des autorités consulaires et diplomatiques, bafouant ainsi les droits fondamentaux et les droits de travailleurs migrants même en situation irrégulière.
Selon l’article 2 de la Convention des droits des travailleurs migrants, les travailleurs migrants sont des «personnes qui vont exercer, qui exercent ou ont exercé une activité rémunérée dans un Etat dont elles ne sont ressortissantes». Et l’article 5-b de préciser que font partie de la catégorie des travailleurs migrants, des personnes «dépourvues de documents ou en situation irrégulière si elles ne remplissent pas les conditions».
Sous ce rapport, il convient de s’interroger sur la portée des accords de coopération sur la migration entre le gouvernement espagnol et celui du Sénégal qui prévoient le rapatriement.
Cette réflexion prend en considération les accords signés entre l’Espagne et le Sénégal pour montrer d’une part qu’ils favorisent les réadmissions, les rapatriements ou les refoulements6 et d’autre part que ces accords de réadmission bafouent les droits des travailleurs migrants et les droits de la personne humaine.
Des accords favorisant les rapatriements des travailleurs migrants
L’«offensive diplomatique» du gouvernement espagnol peut s’expliquer au nom de la «gestion concertée» des migrants qui s’entassent dans les camps d’accueil et provoquent une crise d’intégration, une crise humanitaire et politique. Cependant, pour la plupart des pays de départ (Sénégal, Mauritanie, Mali) avec un certain niveau de développement, l’intensification d’accords bilatéraux porte essentiellement sur les rapatriements contre de l’aide financière et le financement des projets de développement.
Seulement, il faut dire que même si les réadmissions suscitent un vif débat dans la société civile et chez les défenseurs des droits humains, l’article 13 de l’accord de Cotonou Ue-Acp est la base juridique souvent invoquée pour justifier l’utilisation d’un tel procédé. Cet article de l’accord de coopération fait de la migration un enjeu intégré et précise : «Chacun des Etats Acp accepte le retour et réadmet ses propres ressortissants illégalement présents sur le territoire d’un Etat membre de l’Ue à la demande de ce dernier et sans autres formalités.»7 Par conséquent, ces accords ont permis de justifier le renvoi en 2006 de 623 Sénégalais en provenance d’Espagne. Et jusqu’en 2020, des Sénégalais étaient refoulés d’Espagne même si le Président Abdoulaye Wade avait suspendu en 2006 le rapatriement qui se passait dans des «conditions déplorables», car «ils étaient ligotés et menottés». Ces conditions déplorables ont motivé la mobilisation de la société civile malienne à refuser depuis 2007 tout rapatriement des nationaux.
Par ailleurs, dans une perspective de développement, ces accords s’accompagnent de financements considérables au développement. Il en est ainsi des 20 millions d’euros de 20068 ou des accords de crédits de 50 et de 15 millions d’euros de 20219 qui permettent «de financer un projet de gestion des déchets solides dans la région de Dakar, et un projet d’irrigation dans le Sahel». Pourrait-on dire que les financements sont conditionnés par l’acceptation du rapatriement ? En tous les cas, le sentiment d’un monnayage de l’avenir des jeunes qui exportent la misère sociale et contribuent tant bien que mal au soulagement de leur famille par les envois est perçu de plus en plus concernant les rapatriements.
Il faut ajouter que ces accords manquent de transparence et affichent des contours plus ou moins flous. Le manque d’informations approfondies à propos de ces accords, les moments où les annonces sont faites (en pleine crise et durant les visites des partenaires) et le sentiment des conditionnalités sont décriés par la société civile qui ne dispose pas plus d’informations que celles partagées dans la presse. Dès lors, il faut dire que ces accords sont compris comme promouvant la migration légale, mais dans les faits, il s’agit plus de bloquer les personnes dans le but de les renvoyer dans leur pays d’origine au compte-gouttes ; sans accès à la justice et par des mesures d’expulsion collective. C’est la raison pour laquelle nous pensons que ces accords de réadmission violent les droits fondamentaux de la personne humaine et ceux des travailleurs migrants que le Sénégal s’est engagé de défendre.
Des accords violant les droits fondamentaux et ceux des travailleurs migrants
Les réadmissions découlant de ces accords de coopération flexibles diluent les garanties procédurales des travailleurs migrants et les droits fondamentaux de la personne humaine. Rappelons que ces droits dont il est question proviennent des engagements internationaux que l’Etat du Sénégal a contractés et qu’il a l’obligation de respecter !
D’abord, les accords entre le Sénégal et l’Espagne permettent la présence des patrouilles dans les côtes de l’Etat du Sénégal ; et de ce point de vue, criminalisent les départs et la «liberté de quitter son pays» contenu à l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Ces patrouilles sont en quelque sorte une externalisation des frontières de l’Espagne au sein du territoire sénégalais. Ce qui peut avoir un effet dissuasif pour les embarcations de fortune, mais viole en même temps les droits fondamentaux des personnes.
Ensuite, ces réadmissions couvrent des expulsions collectives qui sont prohibées par la convention de 1990. Ainsi, l’article 23 de cette convention précise qu’ils ne peuvent faire «l’objet de mesures d’expulsion collective. Chaque cas d’expulsion doit être examiné sur une base individuelle». La décision d’expulsion doit être conforme à la loi et que les intéressés ont le droit de demander la suspension de la décision d’expulsion. Mais cette possibilité n’est pas offerte aux concernés qui trouvent leurs droits bafoués. Et c’est la raison pour laquelle, dans le 1er rapport du Rapporteur spécial sur les droits des migrants du 4 mai 2018, M. Gonzales Morales «attire l’attention sur la tendance croissante des Etats à accorder la priorité au retour au détriment des alternatives comme la régularisation ou l’inclusion sociale, car le retour doit s’effectuer en toute sécurité, dans la dignité et le respect des droits humains»10.
Le Rapporteur spécial continue en ces termes : «Les Etats ont davantage recours à des opérations d’expulsion et signent des accords bilatéraux ou régionaux de réadmission ; ce qui contrevient aux principes et normes internationaux relatifs à l’interdiction des expulsions collectives et le principe de non-refoulement même pour la préservation des droits socio-économiques.» Donc le refoulement ou le rapatriement, en plus de l’aspect légal, peut souffrir d’un caractère arbitraire. C’est pourquoi la dignité de la personne humaine des travailleurs migrants est bafouée dans ces opérations.
Qui plus est, le rôle des autorités consulaires et diplomatiques est déterminant dans le processus des expulsions collectives11. En réalité, celles-ci doivent protection et assistance dans les procédures engagées contre les nationaux, selon l’article 23 de la Convention de 1990 sur les travailleurs migrants et des membres de leur famille.
Enfin, la garantie des conditions de retour et la réinsertion ne sont pas offertes par de tels procédés qui violent les droits fondamentaux et les droits des travailleurs migrants. Il faut rappeler que ces réadmissions, violant nos engagements internationaux, gagneraient à être plus transparentes pour que le Sénégal, qui est lié par les conventions des droits humains comme la Convention des droits des travailleurs migrants, puisse les respecter.
La résistance de la société civile malienne me semble un bon exemple pour refuser ces rapatriements de Sénégalais qui, même irréguliers, ont des droits que l’Etat du Sénégal doit s’efforcer de respecter en dépit de tout projet d’aide financière ou d’appui au développement. Il appartient dès lors à la société civile sénégalaise d’engager le combat du droit des migrants pour que l’Etat du Sénégal puisse les respecter en toutes circonstances.
Abdoulaye NDIAYE
Spécialiste Migration et Droits humains
abdoulayendiaye1988@gmail.com
1Voir Babacar FALL, Vous avez dit Migration Circulaire, https://emedia.sn/VOUS-AVEZ-DIT-MIGRATION-CIRCULAIRE.html, Consulté le 21 Avril à 03H 57.
2 L’article 2-b) Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille en donne la définition suivante : « L’expression «travailleurs saisonniers» désigne les travailleurs migrants dont l’activité, de par sa nature, dépend des conditions saisonnières et ne peut être exercée que pendant une partie de l’année ».
3 Lorenzo Gabrielli, «Flux et contre-flux entre l’Espagne et le Sénégal. L’externalisation du contrôle des dynamiques migratoires vers l’Afrique de l’Ouest. «, REVUE Asylon(s), N°3, mars 2008, Migrations et Sénégal., url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article716.html; Communiqué de presse 193, http://www.exteriores.gob.es/Portal/fr/SalaDePrensa/NotasDePrensa/Paginas/2020_NOTAS_P/20201122_NOTA193.aspx
4 Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, https://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CMW.aspx, Consulté le 21 Avril à 04h17.
5Voir lien pour consulter ces rapports alternatifs : https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/15/treatybodyexternal/TBSearch.aspx?Lang=en
6 Les notions sont utilisées indistinctement et désignent la même chose dans cette contribution.
7 Anne-Lise Tabaud, Comment la migration s’est invitée dans la coopération de l’Union européenne avec les pays africains, https://www.eu-logos.org/2021/01/27/le-lien-developpement-migrations-dans-les-relations-de-lunion-europeenne-avec-les-pays-africains/, Consulté le 19 Avril 2021.
8 Lorenzo Gabrielli, «Flux et contre-flux entre l’Espagne et le Sénégal. L’externalisation du contrôle des dynamiques migratoires vers l’Afrique de l’Ouest. «, REVUE Asylon(s), N°3, mars 2008, Migrations et Sénégal., url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article716.html
9 Nadia Chahed, Le Sénégal et l’Espagne signent deux accords de coopération, https://www.aa.com.tr/fr/afrique/le-s%C3%A9n%C3%A9gal-et-lespagne-signent-deux-accords-de-coop%C3%A9ration/2204229, Consulté le 20 Avril 2021.
10 A/HRC/38/41, Rapport du Rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants du 4 Mai 2018, page 9,
11Observations finales du Comité des droits des migrants après examen du rapport du Sénégal valant deuxième et troisième rapports périodiques le 21 avril 2016 consultable sur le lien suivant : https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/15/treatybodyexternal/TBSearch.aspx?Lang=en