Par Rama Yade –
D’ici la fin de l’année 2024, le visage de l’Afrique politique ne sera -théoriquement- plus le même. Avec dix-neuf élections programmées cette année, le continent verra partir des présidents élus il y a plus de dix ans (au Sénégal et au Ghana), des transitions civiles incertaines (au Mali et au Burkina Faso), des élections à enjeux élevés (comme en Afrique du Sud) et des hommes forts s’accrocher (en Tunisie, au Tchad, au Rwanda). Cette volatilité, conjuguée aux récents coups d’Etat sur le continent, rend de nombreux observateurs pessimistes quant à l’état de la démocratie en Afrique.
L’«hiver démocratique» africain
Cet «hiver démocratique» n’est pas propre à l’Afrique. Aux Etats-Unis, selon Gallup, seuls 28% des Américains -un niveau record, encore plus bas qu’au lendemain de l-attaque du Capitole le 6 janvier 2021- sont satisfaits du fonctionnement de leur système démocratique. En France, dans le cadre d’élections législatives anticipées, l’Extrême-droite, pour la première fois dans l’histoire de la 5ème République, est aux portes de Matignon après avoir viré en tête aux élections européennes de juin 2024. Il n’est pas surprenant que la valeur de la démocratie soit également contestée en Afrique, et que les arguments contre elle prennent la forme de revendications de souveraineté nationale et soient principalement dirigés contre les anciennes puissances coloniales. Partout où des coups d’Etat récents ont eu lieu, les putschistes ont publiquement rejeté l’influence des anciennes puissances coloniales (comme dans la région du Sahel avec la France) ou des institutions occidentales (comme au Soudan, où le Général Abdel Fattah al-Burhan a utilisé les réformes structurelles inspirées par la Banque mondiale pour justifier son coup d’Etat d’octobre 2021).
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Les putschistes ont reproché aux gouvernements précédents d’avoir mis en place des régimes faussement démocratiques, faibles et responsables de la persistance du sous-développement. Au Niger, le Président Mohamed Bazoum est détenu contre son gré depuis le 26 juillet 2023, accusé par une junte militaire d’avoir eu des «échanges» avec des «chefs d’Etat étrangers» et des «responsables d’organisations internationales».
Comment le concept de démocratie, hier si consensuel, du moins en termes d’aspiration, est-il devenu si clivant que son rejet n’est même plus tabou ? Il n’est guère de conférence internationale où des putschistes africains qui n’ont été élus par qui que ce soit ne revendiquent leur légitimité pour prendre le pouvoir par la force, comme le Colonel guinéen Doumbouya aux Nations unies en septembre 2023, avec l’approbation d’une partie des opinions africaines, en particulier parmi les jeunes générations.
Les arguments qui servent de prétexte au rejet de la démocratie sont de piètres excuses, sans compter qu’il y a quelque chose de profondément insultant à suggérer que les Africains ne méritent pas de choisir leurs dirigeants et, par conséquent, de vivre librement. D’ailleurs, pourquoi devrait-on croire que la démocratie n’est qu’un concept occidental ?
Une vision africaine de la démocratie
La Charte du Manden, proclamée en 1222, à l’époque de l’Empire du Mali -des siècles avant la Déclaration des droits du Royaume-Uni- est considérée en Afrique comme la première déclaration des droits de l’Homme de l’histoire. La charte célébrait la préservation de la vie (article 5 : «Toute personne a droit à la vie et à la préservation de l’intégrité physique») et organisait la coexistence entre les communautés (article 11 : «En cas de disparition de votre femme ou de votre enfant, cessez de courir après eux dans la maison du voisin»). Elle protège également les droits des femmes (article 14 : «N’offensez jamais les femmes, nos mères» ; Article 16 : «Les femmes, en dehors de leurs occupations quotidiennes, doivent être associées à toutes nos directions»), les étrangers (article 24 : «Au Manden, ne maltraitez pas les étrangers»), les sans-abri (article 31 : «Nous devons aider ceux qui sont dans le besoin») et même l’ennemi dans la bataille (article 41 : «Vous pouvez tuer l’ennemi, mais non l’humilier»).
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On le voit, les Africains connaissent très bien la pratique démocratique, et c’est vrai bien au-delà de l’Empire du Mali. Chez les Yoruba, le pouvoir du chef était révocable. Chez les Ashanti du Ghana, le chef du village était choisi par les chefs de famille, qui formaient un conseil. Une association d’adultes de chaque village représentait l’opinion publique et élisait un président.
De nombreux succès démocratiques en Afrique
Aujourd’hui, les exemples de réussites démocratiques en Afrique ne manquent pas. Dans son rapport de 2023, Freedom House écrit : «La liberté en Afrique a légèrement progressé en 2022, 11 pays ayant connu une amélioration des droits politiques et des libertés civiles, et 9 connaissant un déclin.» Au Liberia, en janvier 2024, Joseph Boakai a succédé pacifiquement à George Weah, qui avait succédé à la première femme Présidente d’Afrique, Ellen Johnson Sirleaf, en janvier 2018. Au Botswana, toutes les élections depuis l’indépendance en 1966 se sont déroulées dans le calme, dans un système institutionnel multipartite où les minorités sont représentées. De l’île Maurice aux Seychelles, en passant par le Cap-Vert, les îles africaines jouissent d’une stabilité politique remarquable. La Namibie se distingue par le fait qu’elle n’a connu que trois présidents depuis 1990. Le troisième, Hage Geingob, décédé en février 2024, a été élu pour la première fois en novembre 2014 lors des premières élections entièrement électroniques d’Afrique. Il a succédé à Hifikepunye Pohamba, qui a respecté la Constitution en démissionnant après deux mandats.
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Le Ghana est l’un de ceux qui ont vu leur pratique démocratique notablement progresser. Depuis la réforme constitutionnelle de 1992, le pays a organisé huit élections libres, alors que l’actuel Président, Nana Akufo-Addo, s’apprête à quitter le pouvoir en décembre 2024 après deux mandats.
En Zambie, le Président Hakainde Hichilema a pris ses fonctions en août 2021, à l’issue d’une transition politique en douceur avec le Président sortant Edgar Lungu, malgré une rivalité de longue date entre les deux hommes. Hichilema se présentait à l’élection présidentielle pour la sixième fois dont trois contre Lungu. C’est la troisième fois depuis 1991 que le pouvoir passe à l’opposition en Zambie.
Au Sénégal, dans un geste exemplaire qu’on ne trouve pas dans les démocraties les plus abouties du monde, le pays a porté à la tête du pays le plus jeune Président de son histoire, un opposant qui était encore en prison quelques semaines avant le scrutin.
Il convient de noter que si toutes ces expériences réussies sont individuellement célébrées comme des exceptions, elles représentent une tendance significative des succès démocratiques africains.
La diversité culturelle, une chance pour l’Afrique
Contrairement à la croyance populaire selon laquelle l’Afrique est une terre de guerres interethniques, l’importante diversité culturelle du continent, loin d’être un simple défi, est l’un des éléments les plus originaux des systèmes démocratiques africains. Par exemple, le Sénégal a été dirigé pendant vingt ans par un Président qui appartenait à deux groupes minoritaires, les Sérères et les catholiques, dans un pays majoritairement wolof et musulman. Avec plus de trois mille langues parlées et des défis culturels multiethniques, les modèles politiques africains n’ont pas d’équivalent ailleurs dans le monde.
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L’histoire de l’Afrique est pleine d’expériences de gouvernance multiculturelle. Dans l’Empire du Mali, divers peuples ethniques -Touaregs, Wolofs, Malinkés, Bambaras, Peuls et Toucouleurs- vivaient ensemble, et la tolérance religieuse était telle qu’aucun roi malien n’avait mené de guerre sainte. L’empire du Ghana, qui couvrait une vaste zone allant du Tekrour à Awdaghost, comprenait des populations aussi diverses que les Bambaras, les Toucouleurs, les Wolofs et les Sérères. Bien que l’empereur soit de religion animiste, il faisait preuve d’une grande tolérance envers les musulmans et choisissait la plupart de ses ministres parmi eux, ainsi que le rappelait l’historien burkinabè Joseph Ki-Zerbo dans son Histoire de l’Afrique noire en 1972.
Il n’y a pas de conflit entre la démocratie et la souveraineté
Mais si les arguments contre la démocratie avancés par les putschistes et leurs partisans font mouche, c’est parce que la pratique démocratique moderne, loin de cet héritage africain, les a déçus. Tout d’abord, la période coloniale a entraîné la destruction des structures participatives africaines traditionnelles telles que «les sociétés acéphales, les royaumes centralisés, les théocraties électives, les cités-Etats indépendantes et les républiques oligarchiques», comme l’ont rapporté les chercheurs Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla dans un livre de janvier 2024, De la démocratie en Françafrique.
La démocratie en Afrique a aussi été la victime collatérale des rivalités géopolitiques, car des hommes ordinaires, qui cherchaient à diriger leurs pays au lendemain de l’indépendance -tels que Patrice Lumumba en République démocratique du Congo, Samora Machel au Mozambique et Amilcar Cabral en Guinée-Bissau-, ont rapidement perdu la vie.
Deuxièmement, dans un contexte d’essor du terrorisme, la sécurité a été privilégiée par rapport à la démocratie. Quelquefois, elle a été une excuse commode pour museler les dissidents, esquiver ou même falsifier les élections. Dans les années 1990, l’ouverture démocratique a pu balayer de vieux dirigeants -comme le premier Président de la Zambie, défait en 1991 après vingt-sept ans au pouvoir, ou le premier Président du Malawi, Hastings Kamuzu Banda, battu en 1994 après trente ans de règne-, mais les transitions familiales et militaires sont restées une réalité largement partagée en Afrique. Les expériences démocratiques les plus réussies se sont apparentées à des luttes de libération nationale et se sont faites à un prix élevé, comme en Afrique du Sud, où le destin de l’ancien Président Nelson Mandela illustre la dureté de la lutte démocratique.
Il ne fait aucun doute que ces épreuves ont créé une «fatigue démocratique» qui a été renforcée par la persistance du sous-développement dans des pays dont beaucoup sont pourtant richement dotés par la nature.
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La démocratie, c’est en effet bien plus qu’un processus électoral. L’organisation d’une élection, aussi parfaite soit-elle, si elle est une condition à la démocratie, elle n’en est pas la garantie si le taux de participation est faible, si les partis politiques en lice représentent le même camp politique, si les conditions de la concurrence sont biaisées, si les citoyens ne sont pas éduqués ou informés des enjeux, ou s’il n’y a pas de recours possible. Autant d’éléments qui relèvent de la politique éducative, de la formation civique, de l’existence d’institutions fortes, et qui échappent souvent aux missions d’observation et aux classements internationaux.
Alors que sa population devrait doubler au cours des vingt-cinq prochaines années et qu’une génération émerge avec l’ambition de faire entendre sa voix, l’Afrique tient entre ses mains une grande partie de l’avenir de la démocratie dans le monde. La jeunesse africaine est farouchement engagée dans les affaires publiques. Il y a certes un fossé évident entre les jeunes Africains, y compris des mouvements citoyens comme Le Balai Citoyen et Lucha, qui pourchassent les régimes autoritaires, et ceux de la même génération qui applaudissent les putschistes sahéliens. Néanmoins, les jeunes Africains sont unis par un désir commun de souveraineté nationale.
Les voies d’une restauration démocratique en Afrique
Pour retrouver de la valeur aux yeux des peuples, la démocratie version africaine devra non seulement rajeunir ses cadres (les nouveaux dirigeants quadragénaires d’Afrique de l’Ouest tranchent avec l’âge avancé des dirigeants africains), mais également incarner cette aspiration à la souveraineté et à une dignité retrouvée. Ni Washington ni Pékin ne peuvent apporter cela aux Africains.
Quant aux Occidentaux qui veulent renouer avec ce vieux continent à la population si jeune, il est important qu’ils ne pratiquent pas les deux poids deux mesures, mais qu’ils appliquent plutôt à l’Afrique le niveau d’exigences démocratiques qu’ils ont pour leurs propres citoyens.
Les dirigeants africains, quant à eux, doivent comprendre que la démocratie est d’abord un acte de patriotisme. C’est pourquoi il est fondamental d’enseigner l’histoire démocratique de l’Afrique, afin que démocratie et souveraineté nationale sur le continent cessent de s’opposer. Il est également essentiel de renforcer l’éducation civique, dès l’école primaire. Dans l’arène politique, le renforcement des institutions est crucial, y compris les administrations et les services centraux, ainsi que les contre-pouvoirs tels que la Justice et les médias. Il sera également nécessaire que les institutions reflètent mieux les réalités africaines, grâce à une meilleure représentation des anciens, le renforcement de la gouvernance locale et l’inclusion des associations de jeunes. Enfin, il est crucial que les responsables des partis politiques, souvent affaiblis par des années, voire des décennies d’opposition, d’exil ou de prison, soient à la hauteur de leur lourde tâche. Si les hommes en treillis sont en vogue aujourd’hui, il y a fort à parier que ce ne sera pas toujours le cas, et qu’il faudra alors que des patriotes visionnaires soient prêts à prendre la relève.
*Directrice Afrique de Atlantic Council à Washington DC
Texte très intéressant avec une vision globale et positive.