Les protestations des étudiants sénégalais concernant les allocations d’études (bourses et aides) sont récurrentes et ont marqué la vie des campus universitaires de ce pays depuis de nombreuses années. Les revendications estudiantines, exprimées avec une violence relativement forte, contribuent significativement à l’instabilité chronique du système d’enseignement supérieur. Outre la menace qu’elles font planer sur la validité de l’année universitaire, elles portent régulièrement atteinte à la sécurité des personnes et des biens. Elles donnent aussi une image négative de notre université à l’extérieur. Plus d’une fois, elles ont entraîné la mort prématurée de vies humaines juvéniles en lesquelles des familles avaient mis toutes leurs espérances. Selon l’opinion publique, les crises récentes sont causées par des paiements irréguliers des bourses et allocations d’études. Un tel diagnostic est pour le moins incomplet, puisque le point de fixation que sont les bourses ne représente qu’un maillon d’une longue et complexe chaîne. En réalité, les problèmes liés au paiement des allocations d’études ne sont que l’épiphénomène d’une crise systémique de l’enseignement supérieur. Il est en conséquence important d’essayer de recenser et d’analyser, en prenant en compte leurs interconnexions, l’ensemble des facteurs qui sont à l’origine de cette crise systémique, cause majeure des dysfonctionnements cycliques, en vue de l’élaboration d’une solution pérenne engageant l’ensemble des acteurs du système et au-delà, la Nation.

Quelques éléments de diagnostic non exhaustifs
Si le point de fixation se situe régulièrement au niveau des masters, c’est bien parce que ce cycle reste le plus affecté par l’instabilité chronique du calendrier universitaire avec des années universitaires qui se chevauchent, une effectivité des enseignements relativement faible et un taux d’encadrement des étudiants terriblement inférieur aux standards internationalement reconnus (norme recommandée de dix (10) à quinze (15) étudiants pour un enseignant ; cinquante (50) étudiants pour un enseignant permanent dans l’enseignement supérieur public au Sénégal).
Il m’a été donné de constater, dans une faculté, une promotion de Master qui est restée plus d’un an sans recevoir un seul cours. Pire, aucun emploi du temps n’était confectionné et donc disponible pour les étudiants, comme pour les enseignants et l’administration facultaire chargée de vérifier sa bonne exécution. Il revenait aux étudiants de prendre contact avec les enseignants pour les supplier de bien vouloir dispenser les cours qu’ils n’avaient pas planifiés conformément à leurs obligations de services. Les enseignants, suivant leur bon gré, acceptaient de faire cours ou non. L’enseignement, normalement semestriel, était alors délivré en une semaine, se traduisant par une véritable inondation pédagogique pour les cerveaux des étudiants, difficilement en mesure d’absorber cet important et soudain flot de connaissances.
Faute d’enseignement, un étudiant peut ainsi rester une année en Master 1 sans recevoir un seul cours. A cela, vient s’ajouter le caractère aléatoire de l’orientation des licenciés en Master, variable d’une année à l’autre, d’un département à l’autre, d’une faculté à une autre, d’une université à une autre, voire d’un Master à l’autre.
La Direction des bourses, appliquant les règles établies, est alors en droit de couper la bourse au bout du temps fixé par les textes pour l’obtention de la Licence ou de la Maîtrise. De même, l’étudiant, en attente de la délivrance des cours, est également fondé en droit de contester la décision de la Direction des bourses, en faisant prévaloir qu’il a certes passé plus de deux années calendaires en Master 1, mais qu’en fait, il n’a effectué qu’une seule et unique année universitaire. De fait, les deux protagonistes ont chacun raison dans la perspective qui est la leur, et s’installe alors un dialogue de sourds qui a pour résultat le déclenchement de grèves accompagnées d’affrontements avec les forces de police que les étudiants appellent «fronts». En réalité, la plupart des acteurs universitaires savent pertinemment que le problème ne relève pas principalement de la gestion des bourses, qui sont régulièrement payées depuis plusieurs années, mais bel et bien de la non-maîtrise du calendrier universitaire.
Les effectifs pléthoriques qui accèdent à la Licence, puis le plus souvent propulsés mécaniquement en Master, le chevauchement des années universitaires résultant des grèves des enseignants et des étudiants, et parfois les contrecoups de la situation sociale (Covid-19, troubles politiques, etc.) viennent augmenter la température déjà élevée au sein de ce corps social, régulièrement en ébullition, qu’est l’université. Ces facteurs conjoncturels ne suffisent pas pour expliquer les crises récurrentes.
Le poids des effectifs relativement élevés en nombre affecte la gestion académique du parcours des étudiants de deuxième cycle universitaire. Ainsi, un enseignant peut se retrouver à superviser en moyenne dix étudiants de Master 1, sans compter ceux qu’il dirige concomitamment en Master 2.
Un autre paramètre est également en cause : le très faible niveau académique des étudiants. A les écouter parler et à lire leurs productions intellectuelles, on peut se demander comment certains d’entre eux ont pu obtenir le baccalauréat passé en français et, par la suite, poursuivre, sans anicroche, le cursus universitaire les menant en Master, voire au Doctorat. Toutefois, il est important de noter ici que ces étudiants sont plus victimes que coupables, étant entendu que le passage en classe supérieure est décidé par l’évaluation des compétences de l’apprenant. Il est donc nécessaire de s’interroger sur la cause et les conséquences de ces défaillances dans les évaluations manifestement laxistes, et cela avant comme après l’obtention du baccalauréat.

Pour m’en limiter aux causes relevant de l’enseignement supérieur, mon hypothèse est la suivante : l’enseignant, qui ne réalise pas son quantum horaire correctement, n’évaluera pas avec la rigueur requise ses étudiants qui, sûrs d’avoir une bonne note, s’abstiendront de tout commentaire sur l’absentéisme de leur professeur. Ce faible niveau de l’étudiant le rend incapable de rédiger un mémoire, exercice pour lequel il n’a reçu aucune préparation sérieuse et qui exige un certain niveau, pour ne pas dire un niveau certain de connaissance des bases de sa discipline, sans parler de l’incontournable maîtrise de la langue d’enseignement.

L’étudiant est ainsi admis en Master 1, puis en Master 2, tout en sachant qu’il ne terminera jamais son cursus par la soutenance d’un travail de recherche nécessaire à l’obtention du diplôme. Cependant, l’inscription en Master lui permet de continuer à bénéficier d’une bourse durant cette période. Avec la pression de possibles grèves déclenchées, pour une raison ou pour une autre, par ses camarades, il pourra même bénéficier d’une année supplémentaire dite d’accompagnement, voire de deux années, pour continuer à percevoir sa bourse, pour prétendument terminer la production du mémoire de Master dont il n’aura même pas entamé les recherches à la rédaction. Astucieusement, la bourse ainsi prolongée lui permet de s’inscrire dans un établissement privé d’enseignement supérieur de la place, pour y suivre une formation professionnelle, parfois de niveau Licence, voire Bac+2, que ne lui offre pas l’enseignement supérieur public, avec de grandes chances de retrouver dans l’établissement privé les enseignants de sa faculté publique.

Nous avons là un vrai jeu de dupes, auquel se livrent certains enseignants du supérieur et leurs étudiants, au détriment des finances publiques, et qui est source de tensions sociales impactant négativement le bon fonctionnement pédagogique et l’image des universités publiques. Le déficit d’enseignants qui obère fortement le taux d’encadrement des étudiants dans l’enseignement supérieur public participe également, fortement, non seulement à l’instabilité du calendrier universitaire, mais aussi à la qualité de l’enseignement dispensé. Sous prétexte de normalisation du calendrier universitaire et en dehors de tout respect des textes qui régissent la matière, le nombre de semaines de cours est réduit à minima. Le semestre réglementaire est alors déroulé en moins de deux mois. Dans cette course contre la montre, on sacrifie l’évaluation, qui ne porte plus que sur un élément constitutif de chaque unité d’enseignement. Cette situation et ces pratiques participent à placer notre système d’enseignement supérieur loin des normes minimales internationalement admises.

Les facteurs d’instabilité ainsi recensés n’ont certainement pas le même impact. La recherche de solutions devra faire le départ entre les causes structurelles (massification, déficit d’encadrement, gouvernance administrative, pédagogique et financière…) et les causes conjoncturelles (grèves, Covid, instabilité politique).

Propositions de solutions pour lancer le débat
Depuis 2011, l’université sénégalaise s’est engagée dans des réformes majeures structurées autour de la mise en œuvre du système Licence Master Doctorat (Lmd). Au vu de l’ensemble des problèmes notés ici et là, il est grand temps d’en faire une évaluation systématique. Il est d’ores et déjà possible d’affirmer que l’université sénégalaise ne s’est jamais donné les moyens de mener à bon port son choix et d’en tirer toutes les possibilités qu’il lui offre. Pour l’essentiel, la réforme Lmd a été une option cosmétique, visant à adopter une architecture des diplômes reposant, d’une part, sur le découpage des différents cycles dans le cadre du fameux trois (3), cinq (5), huit (8) correspondant aux nombres d’années cumulativement passés à l’université pour obtenir respectivement la Licence, le Master et le Doctorat, et, d’autre part, au découpage de l’année en semestres, en lieu et place des cours annuels et l’introduction des crédits capitalisables.

Pour atteindre l’objectif majeur qu’est l’effectivité des enseignements, il est nécessaire de s’assurer que chaque enseignant consacre la totalité de son temps de travail aux missions qui lui sont légalement dévolues : enseignement, recherche, service à la communauté, accompagnement de l’insertion des diplômés et participation à la vie institutionnelle (permanences pour recevoir les étudiants, réunions de département, de faculté/Ufr, etc.). Un terme doit impérativement être mis à l’intervention non encadrée des enseignants du public dans les établissements privés, le fameux Xar Matt, dans le cadre duquel nombre d’enseignants peu consciencieux donnent la priorité à ce qui devrait être un travail d’appoint par rapport à celui pour lequel ils sont payés, avec les deniers du contribuable, pour travailler à plein temps.

Outre l’impact négatif sur la dimension pédagogique, la pratique à laquelle s’adonne une minorité relativement importante d’enseignants ternit l’image sociale de l’universitaire et de l’université par ricochet. Il importe donc de prendre les mesures nécessaires pour que le recours à un enseignant, exerçant dans les établissements publics d’enseignement supérieur, par une entreprise tierce fasse l’objet d’une convention dument signée entre l’employeur public et ladite entreprise. De plus, l’enseignant ne peut occuper dans cette dernière qu’un statut d’associé. A moyen terme, il pourra y assumer provisoirement des responsabilités académiques et administratives (directeur, doyen, chef de département, responsable d’un Master, responsable de la recherche, etc.). Toutefois, un plan de formation des ressources humaines propres à l’établissement privé devra être impérieusement mis en œuvre pour la relève, sous la supervision des directions compétentes du ministère.

La rémunération des heures de travail effectuées dans le cadre de cette convention doit être versée à l’établissement public qui, en retour, paiera son agent mis à disposition de l’établissement privé. Cette rémunération due par l’établissement privé à son homologue public prendra en compte le coût réel de la prestation : salaire, allocations sociales et prise en charge sanitaire, etc. Enfin, en aucun cas, l’enseignant ainsi mis à disposition ne pourra donner la priorité à l’exécution de ses obligations dans l’établissement privé au détriment de celles auxquelles il est statutairement assujetti dans l’établissement d’enseignement supérieur qui est son employeur principal.

Cette exigence de la mobilisation effective de la totalité du temps de travail à laquelle les enseignants sont statutairement assujettis, appelle des mesures de résorption du déficit notable enregistré en matière de taux d’encadrement dans les établissements publics d’enseignement supérieur. C’est là un impératif catégorique pour atteindre l’objectif de la maîtrise du calendrier universitaire. Il implique un recrutement massif d’enseignants, l’achèvement des infrastructures en souffrance depuis des années dans les établissements publics d’enseignement supérieur, ainsi que leur équipement en matériel pédagogique et scientifique. Cette démarche doit s’accompagner de la création, de la construction et de l’équipement d’Instituts supérieurs d’enseignement professionnel (Isep), au minimum dans toutes les régions du pays. Les conditions seront alors réunies pour procéder à la nécessaire déflation des effectifs pléthoriques d’étudiants dans les universités de première (Ucad) et seconde générations (Ugb). Parallèlement, les universités de troisième (Uidt, Uad et Uasz) et quatrième générations (Uvs et Uam) devraient voir leurs effectifs augmenter substantiellement, à l’exception de l’Uvs déjà relativement saturée. Il en résultera une disponibilité des enseignants pour assurer une meilleure formation à la recherche et une direction effective et efficiente des travaux des étudiants du cycle Master et au-delà du cycle Doctorat. Le résultat attendu à moyen terme est la réduction du nombre d’étudiants qui redoublent en Master 2 et ont besoin d’accompagnement. A court terme, pour assurer un fonctionnement pédagogique régulier du cycle de Master et éviter les prolongations injustifiées des parcours individuels, le paiement de la bourse d’accompagnement sera assujetti au dépôt, auprès de la Direction des bourses, du sujet de mémoire validé par le département avec l’état d’avancement des travaux attesté par le directeur de recherche. Cette mesure permet de s’assurer que l’étudiant est engagé dans un travail de recherche réel, de responsabiliser les directeurs de recherche et de sécuriser l’utilisation des ressources publiques, une partie du reliquat de la bourse d’accompagnement étant payé après la soutenance du mémoire.

Ces conditions réunies, l’Etat sera en droit d’exiger de chaque enseignant qu’il dispose d’un emploi du temps effectif allant de la L1 au Doctorat suivant les grades. Cet emploi du temps sera déposé en version électronique dans une plateforme numérique connectée à une application qui permettra de s’assurer que les cours sont effectivement dispensés à date échue, les examens organisés à temps et les copies corrigées dans des délais contraints, suivant un calendrier universitaire uniforme fixé chaque année par décret présidentiel et auquel seront tenus de se conformer tous les établissements publics d’enseignement supérieur et, plus particulièrement, les universités. Chaque cours sera également doté d’un cahier de texte électronique tenu par un responsable de classe, avec signature électronique de l’enseignant après chaque cours délivré. A la fin du semestre, le cours terminé fera l’objet d’une évaluation anonyme par les apprenants, conformément à ce qui se passe dans la plupart des grandes universités du monde, mais aussi à la loi sénégalaise. L’article 7 bis de la loi 94/76 du 24 novembre 1994 stipule en son article 7 bis : «Tous les enseignements dispensés font, à leur terme, l’objet d’avis pédagogiques formulés anonymement par les étudiants qui les ont suivis.» Avec ces mesures, il sera possible d’alerter sur tout retard dans l’exécution du calendrier universitaire et d’identifier les problèmes afin de permettre la mise en œuvre de mesures de remédiation diligentes.

Cette digitalisation de l’information, réalisée par des systèmes d’information des universités rendus inter-opérables et connectés, évitera au ministre de solliciter les recteurs pour obtenir les données statistiques sur les étudiants inscrits en Master, comme c’est le cas avec la présente crise. La mise en place d’une instance de suivi-évaluation du calendrier universitaire travaillant sous l’autorité du Conseil académique à qui elle délivre des rapports périodiques, contribuera grandement au système d’alerte et de remédiation concernant la stabilité du calendrier universitaire.

Résoudre le problème de l’orientation à tous les cycles
A l’issue du baccalauréat, tous les bacheliers sont orientés par la plateforme Campusen afin de poursuivre des études de premier cycle dans l’enseignement supérieur en vue d’obtenir un diplôme de niveau Bac+2 ou Licence (Bac+3). Ils font le choix de leurs filières et peuvent, suivant leur mérite, être affectés dans chacun des établissements publics d’enseignement supérieur du pays. Ainsi, le bachelier du lycée de Malicounda peut se retrouver orienté dans la filière Licence Histoire de l’Université Assane Seck de Ziguinchor (Uasz).

En suivant le parallélisme des formes, la même logique doit prévaloir après l’obtention de la Licence qui marque la fin du premier cycle et donne accès au second cycle. Ainsi, à une date fixée par arrêté ministériel, en tenant compte du calendrier universitaire national, tous les titulaires de Licence devront retourner sur la plateforme Campusen et se voir proposer le choix d’un nombre fixé de filières en Master dans l’ensemble des universités publi­ques.

La mise en compétition permettra d’orienter les licenciés dans les masters de l’ensemble des universités selon le mérite. Ainsi, l’étudiant pourra obtenir sa Licence en biologie végétale à l’Ugb et se retrouver orienté dans le Master Qualité Sécurité Environnement de l’Ecole supérieure polytechnique de l’Ucad, à la même date que tous les autres étudiants licenciés du Sénégal. Il est sûr que la majorité des étudiants feront le choix de rester dans l’université dans laquelle ils ont obtenu leur diplôme de Licence. Afin de tenir compte de cette dimension, une pondération pourrait favoriser le maintien dans l’université d’origine sans pour autant faire obstacle à la mobilité vers de nouveaux horizons, qui est un des objectifs recherchés par le Lmd.

L’orientation tiendra compte de la capacité d’accueil de chaque Master calculée sur la base d’un nombre maximal d’étudiants à encadrer, multipliée par le nombre d’enseignants habilités à encadrer en cycle de Master, sans donner la possibilité à des enseignants de «choisir» de n’encadrer personne, comme c’est actuellement le cas. Ainsi, la question de la qualité de l’encadrement des étudiants ne se posera plus ou, du moins, pas dans les mêmes dimensions qu’aujourd’hui. Cette solution aura l’avantage de faire démarrer tous les masters à la même date dans l’ensemble du pays. On procédera de même pour l’accession aux études doctorales. Il sera bien sûr tenu compte de la spécificité de certaines formations et écoles tout en restant dans l’esprit des propositions ainsi formulées. Les bourses seront octroyées en Licence comme en Master suivant deux paramètres : le mérite et la condition sociale de l’étudiant.

Les choses sont toujours plus complexes qu’on ne le pense
La complexité des questions à résoudre ne fait pas l’ombre d’un doute. Pour cette raison, le diagnostic ici établi comme les remèdes proposés sont loin d’être une clé magique. Ils devront faire l’objet d’une large discussion entre toutes les parties prenantes pour en améliorer substantiellement l’orientation. La maîtrise des effectifs, le strict respect du calendrier universitaire et l’effectivité des enseignements devront être l’unique boussole guidant les échanges sur cette question comme préalable à la marche vers une université sénégalaise régie par la culture de la qualité, l’engagement de ses acteurs, les enseignants en tête, et l’utilisation optimale des ressources publiques.
Ibrahima THIOUB – Historien Vice-Recteur Université Cheikh Ahmadoul Khadim de Touba Ancien recteur de l’Ucad