Alors que le monde est entré dans une nouvelle phase de tension, de Kiev à Beyrouth, la Russie s’apprête à accueillir, à Kazan, le 16e Sommet des Brics, du 22 au 24 octobre 2024.

Ce groupe informel, fondé en 2009 autour du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud, s’est agrandi en août 2023 avec l’entrée de cinq nouveaux membres dont deux pays africains : l’Egypte, l’Ethiopie, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. Désormais, les Brics+ représentent 46% de la population mondiale et 30% du Pib mondial, davantage que le G7, mais toujours moins que le G20.

«Des changements comme on n’en a pas vu depuis 100 ans»
«A l’heure actuelle, il y a des changements -comme on n’en a pas vu depuis 100 ans-, et c’est nous qui les initions ensemble» : ainsi s’exprimait le Président chinois Xi Jinping le 22 mars 2023, lors d’une visite historique à Moscou. Le Président russe avait alors répondu : «Je suis d’accord.»
Incontestablement, ces mouvements géopolitiques sont davantage qu’une pierre jetée dans le jardin américain.

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Certes, la fin de la Guerre froide avait marqué la victoire de la démocratie libérale, donc américaine, sur le grand rival soviétique. Toutefois, ce n’était pas encore la «fin de l’histoire», selon la formule de Francis Fukuyama.
Les attentats du 11 septembre 2001 (une violente contestation de la mondialisation culturelle), la crise financière de 2008 (qui a entraîné une remise en cause de l’ordre financier) et, enfin, la pandémie du Covid-19 (qui a affaibli davantage l’architecture multilatérale) ont progressivement redistribué les cartes. Des rivaux régionaux, de plus en plus désinhibés (la Turquie, l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud, les pays de la Péninsule arabique, la Russie), ont surgi aux côtés des Etats-Unis et désormais de son rival économique principal, la Chine, donnant le sentiment d’une fragmentation du monde, illustrée par le retour des talibans en Afghanistan, la réactualisation des vieilles guerres au Moyen-Orient et le retour des conflits en Europe.

L’afro-souverainisme

Ces basculements ont favorisé un désordre international nouveau impulsé par des pays que certains commentateurs appellent le «Sud global», bien que
certains de ses représentants -et pas des moindres- se situent dans le Nord, comme la Chine et l’Inde, et qu’avec la Russie en son sein, le Sud global n’est pas une simple réplique du mouvement des non-alignés des années 50.
C’est donc un mouvement alternatif, davantage que sudiste, qui émerge.
Sur le flanc africain, la contestation de l’ordre occidental, qui s’apparente à ce qu’on pourrait appeler un afro-souverainisme, porte à la fois sur :
les valeurs dites démocratiques, comme en témoigne un certain soutien populaire aux coups d’Etat du Sahel intervenus entre 2021 et 2024 ; les avancées sociétales telles que les droits des homosexuels considérés comme attentatoires aux traditions africaines, y compris dans les démocraties les plus avancées comme le Sénégal. On se rappelle comment le Président Macky Sall a renvoyé dans ses buts le Président Barack Obama, alors en visite à Dakar en juin 2013 sur cette question sensible ; ou encore la domination financière occidentale représentée par le Fonds monétaire international (Fmi), du Soudan où le Général Al Burhan avait pris prétexte des réformes économiques du Premier ministre Abdallah Hamdock pour renverser ce dernier en octobre 2021, au Ghana dont le Président Nana Akufo-Addo avait popularisé la formule «Le Ghana par-delà l’aide» en février 2022.

Une ambition contrariée
C’est dans ce contexte que les Brics prospèrent, offrant une précieuse roue de secours à la Russie sous sanction dans la foulée de sa guerre déclenchée contre l’Ukraine en février 2022. Ainsi, en 2023, quand ses exportations de pétrole vers l’Union européenne baissaient de 79%, elles partaient à la hausse de 21% vers la Chine, de 75% vers la Turquie et de 111% vers l’Inde.
Par rapport aux nations africaines, les Brics ont cherché à prendre le contrepied des institutions de Bretton Woods en offrant des prêts aux pays pauvres sans conditionnalité à travers leur Nouvelle Banque de développement (Nbd) créée en 2014.

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Toutefois, cette ambition se heurte à la réalité du dollar dominant. La Nbd peine à se financer et sa prétention à créer un fonds monétaire ne convainc encore personne. De toutes les façons, malgré un néo-souverainisme décomplexé et offensif, l’assise politique des Brics demeure trop fragile pour donner une véritable impulsion à ces projets. Les rivalités internes entre la Chine et l’Inde achèvent de multiplier les divisions internes, et les désaccords s’étalent au grand jour comme sur la question des adhésions. Au-delà de la Russie et de la Chine, les autres membres des Brics sont au demeurant membres d’institutions occidentales rivales, à l’instar de l’Inde qui appartient au «Quad», aux côtés des Etats-Unis, du Japon et de l’Australie.

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Pour les Etats-Unis, il est crucial de se repositionner en favorisant une plus grande inclusion des pays du Sud dans les institutions multilatérales qu’ils contrôlent. Sans doute cet impératif explique que les Etats-Unis aient soutenu l’entrée comme membre permanent de l’Union africaine au sein du G20 aux côtés de la seule autre organisation régionale de l’enceinte, l’Union européenne, et mis les Chinois et les Russes au défi en soutenant deux sièges permanents pour l’Afrique au Conseil de sécurité des Nations unies. Encore timide, la réforme des institutions de Bretton Woods est sans doute la plus attendue, au moment où les besoins de financement des économies africaines sont immenses.

Un monde désoccidentalisé, mais pas tout à fait post-américain
Les Etats-Unis ont des atouts, et d’abord cette capacité d’innovation et cette attractivité pour tous qui rêvent d’opportunités, ce qu’on ne trouve ni en Russie ni en Chine. Même pour les Chinois, l’Amérique est une aspiration : ils constituent la population la plus nombreuse parmi les étudiants étrangers installés aux Etats-Unis. L’Amérique a aussi une capacité de rebond qui manque aux Européens. Pour regagner une compétitivité ébranlée, le pays a ainsi fait le choix stratégique d’injecter pas moins de 2000 milliards de dollars dans son économie en 2021. Sous Joe Bien, avec le Chips and Sciences Act, dit loi Chips et Inflation Reduction Act, dit loi Ira, les Etats-Unis ont pu redynamiser leur production manufacturière tout en contenant les offensives commerciales chinoises, notamment dans le secteur des batteries électriques.

Pendant ce temps, la Chine, premier partenaire commercial des nations africaines depuis 20 ans, pourrait être contrainte de réduire la voilure en raison de ses problèmes domestiques, donnant aux Etats-Unis l’opportunité historique de rattraper leur retard.
Rama Yade / Directrice Afrique – Atlantic Council