On a vu ces jours-ci, dans les journaux de la place, beaucoup d’articles, et dans des réunions internationales qui se sont tenues récemment (francophonie, Adea, etc.), beaucoup de références  aux langues nationales. Lorgnerait-on vers  elles ? Les langues nationales seraient-elles la solution pour nous sortir de l’ornière, sortir  nos systèmes  éducatifs et notre enseignement de la baisse de niveau  et du déclin qu’ils entament  dangereusement depuis maintenant quelque temps ?
Comme l’éducation et l’enseignement sont des domaines où tout un chacun se croit expert, je tiens à préciser la différence entre enseignement des langues nationales et  enseignement dans les langues nationales.
Personne n’a dit de ne pas enseigner les langues nationales. Nous sommes tous d’accord qu’il faut les enseigner, apprendre et enseigner à les écrire, apprendre et enseigner leur grammaire,  leur littérature, écrire et  produire  dans ces langues. Vaste chantier qui occuperait bien suffisamment un ministère sans qu’on ait besoin d’y ajouter le piège de l’alphabétisation.
Le problème n’est donc pas celui de l’enseignement des langues nationales mais celui de l’enseignement dans les langues nationales. Est-ce qu’on peut aujourd’hui, enseigner, c’est-à-dire transmettre la science et la culture modernes, dans ces langues, dans leur état actuel?
Je m’échine depuis une trentaine d’années,   pour dire que nos langues nationales  ne sont pas encore des langues d’enseignement, qu’elles ne peuvent pas encore  servir à l’enseignement.
Pour être une langue d’enseignement une langue doit d’abord être une langue de culture. Une langue de culture est une langue dans laquelle communiquent les savants et les érudits,  une langue dans laquelle s’expriment et se transmettent la science et la culture.
Je parle  langue d’enseignement, pas de langue de première scolarisation (C.I. et C.P.). Et même là,  rien n’a été prouvé. La scolarisation dans leurs langues maternelles des petits latinos Aux Etats-Unis n’a rien donné de probant. Il en est de même de l’enseignement dans les langues nationales dans les pays qui l’ont essayé. Le recours aux langues  nationales à l’école ne garantit pas le succès de l’enseignement. Ce qu’écrivait  Senghor comme quoi  «l’introduction des langues nationales à l’école primaire ne pourra que faciliter l’apprentissage des mécanismes de base tels que la lecture et l’écriture, partant, faciliter l’enseignement de la première langue étrangère qu’est le français» (in Pierre Dumont,  le français et les langues africaines, p.205) ne s’est vérifié nulle part.
J’ai  publié des articles sur la question il y a longtemps (Wal fadjri  entre autres) et récemment un livre chez l’Harmattan,  sur la baisse du niveau de notre enseignement.
L’école est le reflet de la société. L’enseignement n’a de sens et de valeur que s’il est la transposition didactique de pratiques sociales réelles, dont la production de savoirs savants (Delevay, la didactique  des sciences, Puf). Pas de savoirs savants, pas d’enseignement.
Nos langues sont des langues dominées. Elles n’ont, pour le moment, pas inventé  les mots et les vocables qui expriment le monde moderne, la culture moderne, la science moderne. Oui, notre libération passera en partie qu’on le veuille ou non par les langues qui furent celles de notre domination. L’ancien colonisé se libérera en partie avec  la langue de son ancien colonisateur. Ne détruisez pas notre école ou ce qu’il en reste pour satisfaire les lubies ou desseins inavoués de je ne sais quel bailleur de fonds ou fournisseurs d’aides.
De toute façon, vous serez bien seuls dans vos écoles en langues nationales. Nos possédants n’y enverront pas  leur progéniture. La preuve : l’administration n’a jamais pu imposer  l’utilisation des  langues nationales dans le cycle du préscolaire où pourtant c’était le mieux indiqué.
Tout le monde sait que l’école maternelle, contrairement à ce qu’elle est en France où elle contribue à combler les retards et déficits linguistiques et intellectuels qu’accusent généralement les enfants des démunis,  est chez nous,  le moyen, pour les  riches, pour faire  prendre de l’avance  à leurs enfants par rapport à ceux du peuple. Les leurs y apprennent à parler français  (la langue de l’enseignement) et …….. (Ô monstruosité pédagogique !)…. à lire. C’est ce qui leur permet de «sauter» la classe de C.I.,  d’aller directement au C.P., d’arriver au bac à seize ou dix-sept ans et s’inscrire, – boursiers de l’Etat-, en Médecine, Polytechnique et autres  – écoles et facultés maintenant de choix,  où l’on voit de moins en moins de jeunes gens issus du peuple,  parce que l’entrée en est verrouillée par le critère de la limite d’âge, établissements que les impôts de leurs parents ont pourtant contribué à bâtir et à entretenir. Les pauvres  financeraient-ils, chez nous aussi, l’éducation des riches ?
Nos classes aisées sont en avance sur vous. Leurs enfants sont déjà dans des établissements où l’on  applique un programme français, voire américain, et où ils sont très tôt mis à l’anglais. Elles sont dans l’international quand vous êtes dans le national et le nationalisme. Tout le  tintamarre suscité par la fermeture des écoles turques Yavuz Salim ne s’explique que par cela.   Pour moi et mes pareils, peu  importe qu’on ferme ou qu’on ouvre ces établissements. De toute façon, nos enfants ne les fréquenteront pas.
Le problème de l’école sénégalaise, voire africaine, est que sous la pression des organisations internationales, (Unesco, Banque mondiale, etc.) et avec des motivations et des objectifs que nous ne connaissons pas toujours, on nous a imposé l’éducation pour tous, la scolarisation universelle, l’obligation  scolaire jusqu’à seize ans, etc.,  – ce qui est une bonne chose dans le principe – mais sans nous en donner les moyens, ni nous laisser aller à notre rythme et à notre propre vitesse. C’est Là, la raison de toutes ces recherches fébriles et de financements. Pourtant, chez eux, «L’obligation scolaire» par exemple, inscrite déjà dans les décrets de 1880 de l’Ecole de Jules Ferry,  n’est devenue une priorité en France qu’à partir de 1939.
Je ne dis pas qu’il faut laisser les enfants dans la rue. Mais les parents abandonnent rarement leur progéniture  et tous ont un moyen  à eux d’éducation (daarras, apprentissage en ateliers, …). C’est à se demander parfois s’il ne serait pas plus réaliste,  quand on n’a pas les moyens, de laisser un parent éduquer son enfant suivant ses moyens et suivant des canaux qu’il contrôle et qu’il connait, plutôt que de le lui arracher, de l’amener à l’école et de le lui ramener quinze ans plus tard, sans diplôme, sans métier, sans quoi faire de ses mains, et parfois, sans avoir rien appris?
La scolarisation à six ans n’est pas le seul problème de l’éducation. Il ne faut pas que l’école devienne un facteur de déstabilisation sociale.
Des alternatives auraient pu être envisagées : L’université toute la vie,  l’éducation permanente, l’école toute la vie, l’école qui vous rattrape, etc., auraient pu être des pistes à explorer. Je dis «auraient» puisqu’il n’est plus question de revenir en arrière. Le vin est tiré. Désormais il faut le boire.
En tous cas, les langues nationales ne sont pas la panacée aux  problèmes de l’éducation dans notre pays et ceux qui lui ressemblent.
Le problème des langues nationales, ce n’est pas celui de leur enseignement mais celui  de leur revalorisation, et elles seront revalorisées  si elles deviennent des langues d’administration, de justice, de commerce international, des langues  de littérature, de sciences, de mathématiques, des langues de développement. Ces fonctions ne s’acquièrent pas par décret  présidentiel ou dans les laboratoires  des linguistes mais sur le terrain de la lutte sociale et historique, et comme l’écrit pertinemment le grand linguiste sénégalais Pathé Diagne: «Le continent africain, dépossédé de ses langues au profit des langues de colonisation, est aujourd’hui confronté à un double problème. Le premier est de  restituer aux individus et aux  communautés les langues qui  les identifient  et  qu’ils revendiquent  comme instrument  d’expression  de leur  spécificité. Le second problème  a  trait  à  la   nécessité  d’assurer aux cultures et aux sociétés industrielles  qui doivent  être  édifiées sur  le continent  les moyens  de forger,  à  partir  de leur  héritage,  des  outils linguistiques et culturels de communication  et  de maîtrise intellectuelle des techniques et  des sciences  d’un  nouvel  Âge.
Oui, notre système  éducatif, notre école est malade, très malade même, mais ne nous embarquons pas dans des aventures périlleuses.
Alioune SALL
Inspecteur de l’enseignement élémentaire à la retraite
Sallalioune47@yahoo.fr