Le romancier et académicien Amin Maalouf a reçu le Prix Fil de littérature en langues romanes 2025. Une distinction majeure qui récompense, après celle du Prince des Asturies en 2010, l’ensemble de son œuvre. C’est toujours un immense plaisir de voir qu’un écrivain majeur est récompensé pour son travail. Surtout quand on connaît bien son œuvre. Je lis Amin Maalouf depuis quasiment une décennie. Avec toujours le même enthousiasme, le même étonnement et la même satisfaction. Depuis Les Croisades vues par les Arabes (Jean-Claude Lattès, 1983), ses romans et essais, où il distille savoureusement son érudition et sa connaissance intime de l’Histoire, connaissent un succès mondial. Ils sont traduits dans plusieurs langues. En 2011, il est élu membre de l’Académie française au fauteuil de Claude Lévi-Strauss, après deux tentatives infructueuses en 2004 et en 2007 ; et le 28 septembre 2023, au bout d’une élection dont l’issue ne faisait pas l’objet d’un doute, il remplace la «Tsarine» Hélène Carrère d’Encausse au poste de Secrétaire perpétuel de l’Académie, devenant ainsi le 24e personnage de l’Etat.

Né au Liban -ou au Levant- le 25 février 1949, il vit en France depuis 1976, après avoir vécu quelques années en Egypte. La xénophobie et le nationalisme décomplexés, clamés à tue-tête par les «Officiers libres» sous la férule de Gamal Abdel Nasser, à partir de juillet 1952, poussent sa famille à plier bagage à la sauvette pour rentrer à la nouvelle «Suisse du Moyen-Orient». Il racontera cette expérience douloureuse dans Origines (Grasset, 2004) -grande fresque familiale qui peint la manière dont les Maalouf, arabes et chrétiens, donc minoritaires, se sont éparpillés dans le monde. Journaliste spécialiste des questions internationales à 22 ans au principal quotidien de Beyrouth, An-Nahar, comme son père, il quitte son pays pour fuir la guerre civile. Après que le modèle libanais, qui devrait servir d’exemple au monde entier, a volé en éclats, avec son lot de victimes, de violence, de régression et de barbarie. Arrivé dans l’Hexagone, c’est Béchir Ben Yahmed qui le recrute immédiatement à Jeune Afrique, où il deviendra quelques années plus tard rédacteur en chef. En 1986, le succès de Léon l’Africain -roman historique qui fait la biographie imaginaire d’un homme exceptionnel, Jean-Léon de Médicis, dit Léon l’Africain- le pousse à renoncer au journalisme pour se consacrer entièrement à l’écriture. Mais la curiosité du journaliste et le goût pour l’actualité ne l’ont jamais quitté. «Comprendre l’actualité de notre monde, dit-il, est une affaire de dignité.»
L’œuvre de cette figure du roman historique, qui donne à ses romans les décors des empires ottoman, sassanide et abbasside, permet d’avoir un regard décentré sur le monde. Ses cultures orientale et occidentale lui permettent d’avoir une approche holistique des enjeux complexes de notre monde. Ses livres sont traversés par la question épineuse de l’identité et de ses graves conséquences dans le dérèglement de notre monde. De la manière dont, aujourd’hui, elle est imbriquée avec la religion dans le monde arabo-musulman, au Nigeria, en Irlande, en Afghanistan, en Bosnie, ou même en France, pour ne citer que ces pays-là. Le déchaînement meurtrier des identités est un sujet qui irradie son travail. Déjà, en 1998, il publie Les Identités meurtrières -essai foisonnant qui met en lumière, avec pédagogie et érudition, la manière dont les identités mortifères sont créées de toutes pièces dans nos sociétés, et surtout notre propension à réfléchir suivant le critère d’une appartenance à une seule tribu. Sans doute sommes-nous arrivés à un stade où chaque identité est brandie comme une victoire devant les autres, et que chacun doit clamer sans ambages son appartenance. A la question «vous venez d’où ?», on a l’obligation de répondre explicitement : «Je viens d’un tel pays ou d’une telle aire de civilisation !» Ceux qui essaient de réclamer en eux plusieurs appartenances sont regardés avec dédain. Ou avec suspicion.
Trois essais majeurs viendront clore ce cycle de réflexions approfondies, nourries en grande partie par l’Histoire et la lucidité de l’observateur passionné, sur l’état actuel de notre monde. Le Dérèglement du monde : Quand nos civilisations s’épuisent (2009) est un texte humaniste et fondamental, qui détaille les thèmes déjà échafaudés dans le premier essai, et qui pose les raisons pour lesquelles notre monde est déréglé : l’épuisement simultané et dramatique de deux grands ensembles culturels ; l’Occident, qui a régné en maître sur le monde des siècles durant, et le monde arabe ravagé par la haine de soi et de l’Autre. Le Naufrage des civilisations (2019) est une sorte d’inventaire de sa vie personnelle et professionnelle, où il retrace les grands événements qui, pour lui, ont façonné le destin de notre monde : les révolutions conservatrices enclenchées à partir de 1979 en Iran, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis ; et où il essaie, comme de coutume, de flairer les grands enjeux de notre époque tels que l’Intelligence artificielle, la régression des mentalités, le péril climatique, la prolifération des instruments de mort, etc. Le Labyrinthe des égarés : l’Occident et ses adversaires (2023) clôt cette tétralogie magistrale. Il y revient sur la trajectoire de trois grands pays qui ont défié la suprématie séculaire de l’Occident : le Japon depuis la Restauration Meiji, la Russie depuis la Révolution d’octobre et la Chine depuis la proclamation de la première République, en 1912, par le Dr Sun Yat-sen. Défis que la «citadelle de l’Occident», à savoir les Etats-Unis d’Amérique, a relevés en sortant victorieuse de sa confrontation avec le Japon, en août 1945 ; en participant à l’effondrement de l’Union soviétique avec la chute du mur de Berlin, en novembre 1989 ; et la Chine, aujourd’hui, lui a lancé un défi inédit dans tous les domaines, rendant ainsi inéluctable le «combat final» entre les deux colosses.

L’exil reste aussi un thème fondamental dans son écriture qui -faut-il le rappeler ?- est sublime. Comme tant d’écrivains, son histoire personnelle est un matériau littéraire foisonnant. Les Désorientés (2012) reste l’un de ses grands romans où il questionne les thèmes du retour difficile aux origines, de l’amitié, de la nostalgie. Et du dépaysement de l’exilé. A vrai dire, son œuvre est hantée par la désintégration de son Levant natal, terre de culture et de tolérance jadis, et qui est devenu aujourd’hui une poudrière.

Par-delà son statut d’écrivain renommé, Amin Maalouf est aussi un passeur de cultures, qui milite pour le démantèlement du «mur de la détestation» entre l’Occident et le monde arabe. Pour lui, les migrants doivent se présenter comme des courroies de transmission qui relient des cultures dont les rapports sont, à première vue, et en raison d’une histoire douloureuse, du ressentiment, de la haine, toujours conflictuels. Son combat pour l’universalisme est on ne peut plus légitime, dans un monde fragmenté et tribalisé. Dont les lignes de démarcation entre les peuples ne cessent de se dessiner avec violence et inimitié. Son œuvre est à lire et à faire vivre, pour tendre davantage vers cette utopie salvatrice qu’est l’Universel. Avec le romancier du Rocher de Tanios (Prix Goncourt 1993), les Lumières du Levant, qui clignotent sous les décombres d’un pays dévasté à cause de l’incapacité des différentes communautés à constituer une Nation, continuent de faire jaillir quelques étincelles sur le monde. Qui, hélas, en a vachement besoin.
Par Baba DIENG