Rappel sur une notion capitale du droit islamique
Pour ce qui est de l’argument selon lequel, la station d’Arafat se fait en seul jour et au lieu connu en Arabie saoudite, et que le monde entier devrait donc avoir le même jour, on peut y répondre de la façon suivante : il existe une notion fondamentale en Fiqh que les principologues musulmans appellent «as-sabab ach-achar ‘iy» qui peut des fois signifier la même chose que «al ‘illah» (le motif légal) et qui veut dire la cause légale d’une prescription de la Charia. Comme on le sait, une réponse satisfaisante est tributaire de la clarté de la question et que tout cela passe par une définition la plus précise possible des termes utilisés. A cette fin, nous allons beaucoup nous appuyer sur l’ouvrage de référence du Cheikh Abdul wahhâb khallâf relatif aux fondements du droit islamique. Voici ce qu’il dit de la notion de «sabab» : Ce terme est défini comme l’attribut évident et constant que la Charia a identifié comme étant l’indication ou la cause immédiate d’un jugement légal (hukm) de telle sorte que si la cause est présente, cela nécessite l’application d’un jugement, et si elle n’est pas présente, le jugement ne s’applique pas. Nous avons déjà dit qu’il y a une différence entre «sabab» (cause) et «‘illah» (motif). (…) La cause peut être un acte, une parole, un repère temporel ou autre chose. Prenons ces exemples : la Charia a fait de l’heure, la cause légale de la prescription de la prière : «Accomplis la prière au déclin du Soleil» (Coran, 17 : 78) ; être au courant de l’avènement du mois de Ramadan est la cause légale de la prescription du jeûne (cet auteur ne dit pas que c’est voir le croissant de Lune à l’œil nu qui est la cause légale du jeûne du mois de Ramadan) : «Quiconque est présent ce mois observera le jeûne» (Coran, 2 : 185) ; la possession de biens imposables (nisâb) est la cause légale de l’obligation de la Zakât, alors que la maladie est la cause légale de la permission à ne pas jeûner, l’homicide volontaire est la cause de l’application de la loi du talion, etc. #
Qu’est-ce que la cause légale de la station à Arafat ?
Dans le cas discuté ici, se pose une première question : «Qu’est-ce que la cause légale de la station d’Arafat et de la recommandation du jeûne pour les non pèlerins ?» La réponse est : c’est l’avènement du 9e jour du mois de Zul Hijjah selon le calendrier lunaire musulman. Se pose inévitablement une deuxième question, à savoir : «Comment savoir qu’on est le 9e jour du mois de Zul Hijjah ?» Ces deux questions soulèvent celle fondamentale des critères de détermination du mois lunaire. Et tant qu’il n’y aura pas de réponse consensuelle à cette question à l’échelle de la Oumma, la divergence sur les dates de certains événements va persister. L’obligation de stationner à Arafat (en-dessous et dans les alentours immédiats du dessous du mont Arafat, il y a des agités qui vont chercher à escalader le mont !) et nulle part ailleurs pour les pèlerins est appelée «min chartil wuqûf bi ‘arafah» (parmi les conditions légales de la station d’Arafat). Ce lieu est situé à environ 23 km à l’est de la Mecque. La preuve scripturaire de cette condition obligatoire de stationner dans l’«espace Arafat» est le hadith suivant authentifié par les oulémas de la matière : « J’ai stationné à Arafat et tout Arafat est un lieu de stationnement.»
L’obligation de stationner dans l’«espace Arafat», selon le temps légal prescrit, est une autre condition obligatoire de ce pilier, le plus important du Hajj. Ce temps légal commence du lever du soleil au 9e jour du mois de Zul Hijjah à l’aube (fajr) d’avant le 10e jour (premier jour du sacrifice). Etant entendu que le meilleur intervalle de temps à y passer reste celui du prophète (Saws) qui a stationné dans ce lieu au moment du zawâl (zénith), y a effectué les prières cumulées de zouhr (midi «tisbar») et ‘asr (après-midi «takussan») dès l’avènement du temps légal de la première prière jusqu’au coucher du soleil, moment où il quitta. Il est autorisé, selon les oulémas, de stationner à Arafat en position assise ou debout ou sur une monture, même s’il arrive au pèlerin en ce lieu de somnoler ou de dormir. A noter que l’état de pureté rituelle n’est pas une condition obligatoire du stationnement à Arafat ni l’orientation dans la direction de la Kaaba.
Il importe de savoir que tout cela est déterminé et conditionné par l’avènement du 9e jour du mois de Zul hijjah.
En effet, prenons l’exemple de pèlerins qui décident d’aller à Arafat le 4e jour du mois de Zul hijjah voire d’un autre mois lunaire. Tous les oulémas diront que tout culte qu’ils y feront ne sera pas considéré valide du point de vue de la Charia. Ce qui est vrai puisque les concernés n’auront pas respecté la cause légale d’ordre temporel qu’est l’avènement du 9e jour du mois de Zul Hijjah. Cela fait penser à la relativité temporelle de la nuit de «laylatoul qadr». Les heures où il fait nuit au Sénégal, il fait matin ou après-midi ailleurs ! Aussi, si le hadith dit qu’à chaque dernier tiers de la nuit notre Seigneur Allah le très-Haut descend jusqu’au ciel le plus proche pour s’adresser à nous par ces trois formidables expressions d’espérance «Qui m’invoque et J’exhausse son vœu ? Qui me demande pardon et Je le lui accorde ? Qui me présente son repentir et Je l’accepte», il s’agit de la nuit locale pour chaque partie de la terre concernée. A noter aussi que, lors du temps légal où les pèlerins sont stationnés au mont Arafat et dans les alentours considérés comme partie intégrante de cet espace sacré, il fait encore nuit ou matin selon que le pays en question est situé à l’Ouest ou à l’Est de l’Arabie saoudite : – 12h vers l’Ouest et +12h vers l’Est.
Supposons que des pèlerins viennent à la Mecque avec un calendrier lunaire basé sur le calcul astronomique ou sur une observation locale à l’œil nu ou à l’aide d’un instrument optique et selon lequel le 9e jour est différent de celui fixé par l’Arabie saoudite. Si à leur 9e jour, ils veulent aller stationner à Arafat, il sera logique et sage de leur dire non pas que leur date est fausse, mais que pour les besoins de l’harmonisation du pèlerinage et de son accomplissement à l’unisson, il vaut mieux s’aligner sur le calendrier du pays organisateur. Mais ce serait juste par esprit de consensus et de respect de la planification des autorités organisatrices du pèlerinage, mais pas du tout parce qu’il y aurait une référence scripturaire (verset ou hadith qui tranche la question).
Aussi, il faut penser au fait que pendant des siècles et des siècles, les musulmans du monde entier se sont basés sur leur détermination locale du croissant de Lune pour faire leurs cultes et autres célébrations y afférentes. Cette pratique traditionnelle n’a pas à ma connaissance posé de problème sur le «vrai jour d’Arafat» pour les oulémas, malgré le fait qu’il y a eu forcément des écarts de date entre celles des communautés musulmanes du reste du monde et celles de la Mecque, je ne dis pas de l’Arabie saoudite. Dans ce cadre, supposons qu’on est «au vrai jour d’Arafat» et que des pèlerins stationnent dans un lieu autre que celui de l’espace légalement appelé Arafat, tous les oulémas diront que rien de ce qui s’y fera en termes de culte ne sera valide. En effet, le critère du jour est rempli mais pas celui de «faire ce qu’il est demandé de faire» dans «l’espace Arafat». On peut aussi poser la question de quoi faire s’il y a pour une raison ou une autre des écarts de dates sur le premier jour de Zul Hijja, eu égard à ce qui est recommandé aux non pèlerins durant les 10 jours du mois. A notre humble avis, la réponse est d’accepter la relativité temporelle du «vrai jour» de tel ou tel événement du culte musulman lié au calendrier lunaire ou aux heures locales.
Quant au fameux argument qui dit qu’Arafat c’est le jour où les pèlerins stationnent en ce lieu éponyme, la réponse est à chercher chez les principologues musulmans qui nous disent que la cause légale de la station à Arafat et du culte y associé ainsi que la recommandation du jeûne pour les non pèlerins est dépendant ou conditionné par l’avènement du 9e jour du mois de Zul hijjah. Tout le reste relève du domaine de l’Ijthâd des es qualifiés en la matière et des points de vue des uns et des autres sur le sujet.
De sages fatwas reléguées au second plan
Quiconque suit et recense les fatwas des oulémas contemporains sur cette question sait que la plupart d’entre eux y compris les saoudiens sont d’avis que les musulmans suivent leurs pays dans ces célébrations à caractère communautaire. Le jour où, comme nous l’avons déjà dit, il y aura un consensus à l’échelle de la Oumma, sur les critères de détermination du mois lunaire, alors les autorités qui auront à organiser le pèlerinage fixeront des dates acceptables pour toutes les parties prenantes. C’est à notre avis ce même état d’esprit qu’il faut avoir aussi dans les autres pays. A ce sujet, et pour terminer, il nous plait de rappeler cette réponse très instructive du défunt et ancien Mufti de l’Arabie saoudite, le Cheikh Ibn Baz, pour notre sujet et que nous avons mentionné dans notre ouvrage «Astronomie et charia»: « Du hadith, ‘le jeûne est le jour où vous jeûnez, la rupture le jour où vous rompez et le sacrifice le jour où vous sacrifiez’, Tirmizy (célèbre et respecté compilateur et commentateurs de hadiths) dit ce qui suit : ‘certaines gens de savoir ont expliqué que ce hadith veut dire qu’il faut jeûner et rompre avec la communauté et la majorité des gens’. Et San ‘âny a dit dans son ouvrage subulus salâm que ce hadith indique qu’il est requis pour la fête du sacrifice, de la faire en accord avec les gens et que personne ne doit s’isoler lorsqu’il est le seul à voir le croissant de Lune, qui détermine le jour du sacrifice, il doit être en accord avec les autres dans l’accomplissement de la prière, de la rupture et du sacrifice (…) Al hasan as-sanady a dit ceci dans son commentaire du recueil de Ibn Mâjah: ‘Ce que ce hadith donne apparemment à comprendre est que cette question relève exclusivement des autorités. Personne ne doit adopter une attitude individuelle à ce sujet. La décision à ce sujet revient à l’Imam et à la communauté, et les individus doivent suivre l’Imam et la communauté. C’est ainsi que si un individu voit le croissant de Lune et que l’autorité rejette son témoignage, il doit tout simplement ne rien décider à part, il doit plutôt suivre la communauté.’ Je dis (c’est le Cheikh Ibn Baz qui parle) que cette façon de voir correspond à ce que la teneur du hadith précité laisse comprendre et trouve un appui en ce que ‘Âicha (épouse du prophète (Saws) s’est appuyé dessus pour dissuader Masrouq.
En effet, ce dernier s’était abstenu de jeûner le jour d’Arafat pensant que ce pouvait être le jour du sacrifice (remarquer que les divergences sur ce sujet remontent à très loin). Aicha lui expliqua qu’il ne devait pas s’en tenir à son propre point de vue mais qu’il devait se mettre en accord avec la communauté et elle s’exprima ainsi ‘le sacrifice est le jour où les gens sacrifient et la rupture, le jour où les gens rompent’. «Je dis (c’est le Cheikh Ibn Baz qui parle) que cette position correspond bien à la charia qui est souple et tolérante et qui a pour but de rassembler les gens et de les éloigner de tout ce qui, venant de points de vue individuels, conduit à la désunion des communautés. Le point de vue propre à un individu ne peut être une règle de charia. Même si ce point de vue individuel est juste pour la personne qui la défend, il faut se conformer à la communauté dans les actes cultuels de groupe comme le jeûne, les fêtes et la prière collective.»
Ahmadou Makhtar KANTE
Imam, écrivain et conférencier
amakante@gmail.com
1Abdul wahhab khallâf, « ‘ilmu usûlil fiqh » (Fondements du droit islamique), Ed., le Caire, 1986, p.117