Les «vacances» des filles

J’avais 13 ans quand j’ai compris que les vacances n’avaient pas la même signification pour moi que pour mon frère. Lui dormait, jouait, sortait. Moi, je restais à la maison pour aider ma mère. A la vaisselle, au balai, à la cuisine. Parfois, en bruit de fond, les spectacles de «Mbapatte» ou de «Simb» résonnaient dans les quartiers de la banlieue, rappelant que dehors, la vie continuait, bruyante et masculine. Mais moi, je n’avais pas le droit de traîner.
Le matin, je le passais à faire la cuisine sans avoir droit à l’erreur. Car à mon âge, on me faisait déjà comprendre que je devais savoir tenir une maison «comme une femme mariable». Etre efficace, discrète, utile. Pas question de me reposer. Le repos lui-même m’était refusé, comme s’il ne faisait pas partie de mes droits. Mon temps devait être utile, productif, au service des autres.
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Reposer mon corps aurait été perçu comme une paresse, alors que c’était simplement une nécessité humaine. L’après-midi à laver les bols, faire le thé, préparer le dîner et surveiller les petits. C’était tellement normal que, finalement, c’était vu comme le bon déroulement des choses. C’était ça, une journée de fille. En période de vacances scolaires, pour celles qui ont la chance de fréquenter l’école : servir. C’est ça qu’on attendait de moi.
Pas de «vacances». Juste un glissement d’un statut d’élève à celui de femme en formation. Sans qu’on me demande mon avis, sans qu’on me donne une seule récompense. Au contraire : ce n’était jamais suffisant. Il y avait toujours quelque chose à mieux faire. Le travail bien fait était vu comme normal. Le moindre oubli, comme une faute impardonnable. Et moi, j’apprenais déjà que pour les filles, donner tout n’était jamais assez.
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C’est ainsi que commence, souvent, la carrière non rémunérée des femmes. Elles cuisinent, nettoient, nourrissent, soignent, rassurent, organisent. Elles sont partout. Et pourtant, elles ne figurent dans aucun budget national. Leur travail ne porte aucun salaire. Il ne s’inscrit sur aucun contrat. Il n’est même pas toujours reconnu comme du travail.
Dans le silence des foyers, dans l’ombre des hommes qui «réussissent», dans le quotidien des familles qui fonctionnent, les femmes donnent sans compter. Mais à force de donner, elles s’effacent. Et ce que l’on appelle aujourd’hui encore avec condescendance «la femme au foyer», est en réalité la colonne vertébrale d’une société patriarcale qui vit sur l’exploitation du temps, du corps et de l’énergie des femmes. On entend souvent cette phrase : «Derrière chaque grand homme, il y a une grande femme.» Mais qu’est-ce qui fait la grandeur de cette femme ? Sa capacité à accomplir mille tâches invisibles sans se plaindre ? Son silence face à l’injustice ? Sa loyauté à faire exister les autres avant elle-même ? Est-ce cela qu’on appelle grandeur : l’effacement, le don de soi sans retour, l’abandon de ses rêves ? Il est temps de redéfinir ce que signifie être une «grande femme» dans une société juste, non pas celle qui se sacrifie, mais celle dont le travail, le temps et la présence sont reconnus, valorisés et partagés.
Quand on demande aux enfants : «Que fait ta mère ?», ils répondent souvent : «Rien.» Oui, rien. Parce qu’elle ne sort pas travailler. Parce qu’elle ne ramène pas un salaire ou alors, même si elle contribue financièrement, ce n’est pas aussi visible que l’homme qui «sort travailler». Son soutien économique est minimisé, sa présence physique banalisée. On retient ce qu’elle ne fait pas dehors, mais jamais ce qu’elle assure dedans. Parce qu’elle passe toute la journée dans la maison, comme si elle ne faisait que tenir la commande de la télé ou surfer sur le wifi, si tant est qu’il y ait ces commodités. Son travail est si naturalisé qu’on le confond avec de l’oisiveté. On oublie que l’usure n’a pas toujours de bruit, et que l’invisibilité ne signifie pas l’absence d’effort. Le seul qui travaille, c’est le père, même s’il peut passer ses journées à traîner dans les grands-places ou à ne rien faire. C’est lui qu’on admire, c’est lui qu’on crédite de l’effort, de la compétence, du mérite. La femme, elle, peut s’épuiser à tout faire sans jamais être considérée comme une travailleuse. C’est ainsi que l’on nie, chaque jour, la valeur du travail des femmes dans les foyers.
Faire la lessive. Accompagner les enfants à l’école. Préparer le repas. Rappeler les rendez-vous. Gérer les émotions de chacun. Soutenir moralement. Etre présente. Ce sont là des heures de labeur non rémunérées, mais essentielles à la survie sociale. Comment peut-on ne pas voir ce travail ? Comment peut-on continuer à ignorer une charge aussi visible, aussi répétée, aussi centrale dans le bon fonctionnement de nos foyers ? C’est peut-être parce que nous avons été socialisé·e·s à ne pas le voir. Parce qu’il est fait par amour, on le pense automatique. Parce qu’il est fait par des femmes, on le croit naturel. Mais ce routinier n’est pas sans valeur. Et ce qui est gratuit n’est pas sans coût. Selon l’Onu, les femmes accomplissent plus de 75% du travail domestique dans le monde.
Et pourtant, leur contribution est invisibilisée. Non comptabilisée dans le Pib. Non valorisée dans le discours public.
Il faut le dire clairement : ce système est injuste. Et il est sexiste. Il repose sur une division du travail profondément inégalitaire. Et lorsque les femmes osent demander du soutien, elles sont jugées ingrates ou faibles. Comme si le don de soi était une vocation, pas une oppression.
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En cette période de vacances scolaires, libérons du temps de repos, de rêve, de jeu et de divertissement pour les jeunes filles. Après une année scolaire souvent exigeante et épuisante, elles ont besoin de répit, de confort, de reconnaissance. Et si l’on responsabilise davantage les garçons dans les tâches ménagères ? Pas comme un service qu’ils rendent, mais comme une juste répartition du quotidien, pour alléger la charge pesant sur leurs sœurs, leurs cousines, leurs camarades.
A toutes les filles qui ont travaillé sans relâche à l’école, à la maison, dans l’ombre, je vous souhaite de vraies vacances. Des vacances où votre temps vous appartient enfin.
Par Fatou Warkha SAMBE