Dans une société de conformité, l’attention qui est accordée aux valeurs, normes, idéaux et aux usages qu’en font les uns et les autres, fait que l’introspection, l’auto-jugement et le jugement sur l’autre deviennent nécessairement un exercice mental constant. Car ils permettent à l’individu d’évaluer à chaque instant, dans la société ou son groupe d’appartenance, son vrai poids socio-moral, lequel est le reflet concret des marques de considération dont il peut jouir du fait même du sentiment d’estime social qu’il a su provoquer autour de sa personne.
Avec l’esprit de jom adossé à l’esprit de conformité, la volonté morale de se conduire conformément au système normatif et selon les idéaux socio-moraux de la communauté doit l’emporter sur l’esprit de déviance, même si cette déviance peut servir la cause du jom : le jom qui est au service des idéaux sociaux exige, pour qu’il soit convenablement porté par quelqu’un, que ce dernier se conforme totalement à toutes les exigences, en valeur et en normes, du système normatif, car celui qui le porte et l’incarne ne peut avoir une moralité susceptible d’être remise en cause pour une raison quelconque. Cette exigence de cohérence est une garantie de stabilité du système normatif où tous les éléments non seulement se tiennent et s’ajustent mutuellement, mais sont soumis à la logique du jom. Ce grand souci de stabilité pour son système normatif exprimé par la société manifeste la peur de cette société pour le changement à son esprit dont la communauté a collectivement peur, car suspecté de porter des germes de changements incontrôlables et préjudiciables à son bon fonctionnement pour elle. C’est quand l’esprit de déviance commence à l’emporter en tendance sur l’esprit de conformité, que l’esprit de jom va commencer à changer de référence normative, en s’appuyant notamment de plus en plus sur de nouvelles valeurs et normes étrangères au système normatif encore en vigueur, mais qui entame insidieusement le processus de son déclin.
Cette contribution est une analyse de l’esprit de jom, comme un des idéaux endogènes, dans la perspective de montrer qu’il peut constituer une base normative à partir de laquelle peuvent se construire valablement une culture et un culte du développement. Inscrit dans une dynamique de morale et d’éthique d’élévation qualitative de l’homme, cet idéal cultive en celui-ci des qualités supérieures devant guider sa trajectoire de vie et par conséquent permettre son développement personnel, sa participation remarquée au développement local et national.
L’esprit de jom et le changement social
Le jom est capable de manifester une dynamique d’action pour le changement social ; dynamique dont le moteur principal est l’émulation réciproque entre les pairs dans leurs courses/compétitions vers le plus grand niveau de conformité possible aux exigences sociales de l’excellence socio-morale dans leur société ou communauté d’appartenance. Car celui qui est habité par l’esprit de jom ne cherche pas à se contenter de conduites, de comportements ou d’actions ordinaires, en faisant ce que n’importe qui peut faire, mais plutôt à introduire une nouveauté remarquable dans ce qu’il fait pour le bonifier au point d’en faire un modèle supérieur, le modèle auquel il faut désormais pour tous les pairs se référer, le modèle auquel il faut maintenant que tout le monde se hisse, ou duquel, en tout cas, il faut qu’il se rapproche le plus près possible, s’il veut se distinguer dans la société ou la communauté pendant un temps social bien déterminé. Dans le schéma décrit ci-dessus, on peut considérer, alors, que plus l’esprit de jom habite d’acteurs et dans divers domaines sociétaux, plus les systèmes normatifs correspondants vont être contraints d’évoluer grâce à l’émergence, ici et là, de nouveaux modèles toujours plus avancés, plus adaptés au contexte et plus valorisants.
Dans ce cas, les modèles nouvellement valorisés qui émergent de l’ancien système normatif global ne peuvent retrouver entre eux un nouvel équilibre plus adapté qu’en excluant les modèles qui n’ont pas évolué, après les avoir marginalisés progressivement. En fait, cette marginalisation concerne les modèles sociaux dont l’intérêt moral et social a décliné auprès de nombreux membres de la communauté, parce que tout simplement leur adoption ne permet plus ni de se valoriser moralement aux yeux des autres ni de répondre aux attentes et défis sociaux nouveaux, l’environnement socioculturel ayant déjà beaucoup changé, tant en termes de contraintes normatives qu’en termes de perceptions sociales.
Cette marginalisation de modèles appelés à disparaître occupe une période plus ou moins longue qui s’inscrit dans un contexte temporel plus global de transition, laquelle est caractérisée par un certain nombre de facteurs parmi lesquels on peut bien citer : une compétition accrue entre les modèles socioculturels de même génération (solidarité large opposée à l’individualisme familial) ou de générations différentes (soumission de la femme apposée à sa conquête d’autonomie et de liberté), une crise progressive dans les mécanismes d’ajustements réciproques entre modèles (les modèles anciens sont des situations d’évolution différente) et une désarticulation prononcée de l’ancien système normatif global, toutes choses qui préparent le remplacement de celui-ci par un nouveau, avec un nouvel équilibre et une cohérence plus harmonieuse entre ces parties. Dans cette crise d’équilibre entre modèles sociaux, certains acteurs peuvent jouer un rôle important d’accélération et d’approfondissement du fait de leurs actions particulières. Ce sont notamment les groupes sociaux dont le statut est figé par l’ancien système normatif, lequel ne leur laisse aucune perspective d’évolution promotionnelle, et qui vont chercher à innover l’esprit de jom ancien, en lui faisant changer d’objet, de terrain d’expression ou de tonalité : ce ne sont plus les mêmes choses qui motivent, comme avant, l’esprit de jom (l’acquisition matérielle se substitue à la bonne conduite morale), lequel peut même aller s’exprimer dans d’autres domaines qu’antérieurement, suivant les opportunités du moment (les domaines illicites se substituent aux domaines licites) ; de même, la force subjective de celui-ci peut également beaucoup varier, c’est-à-dire beaucoup augmenter ou beaucoup baisser pour un même objet (l’esprit de jom pour réussir dans un domaine peut changer de tonalité).
Ce changement innovant qui peut intervenir dans l’esprit de jom chez une catégorie sociale ou un groupe donné peut être illustré par l’esprit boulfalé qui, émergeant chez les jeunes, vers la fin des années 80, à la double faveur d’une part de l’accroissement des libertés individuelles liées à l’ouverture démocratique et d’autre part de la précarité sociale, suite à l’application des mesures du Pas, avait pour caractéristiques principales les faits suivants : une affirmation bien prononcée des jeunes de leur indépendance d’esprit, de leur esprit de conquête, d’innovation, ainsi que de leurs aspirations à être et à agir autrement afin de trouver de meilleures places dans la société ; l’adoption à leur niveau de nouvelles valeurs et normes puisées soit de l’environnement socioculturel moderne, soit de l’environnement socioculturel traditionnel, mais dans ses composantes les moins valorisées jusqu’à naguère : s’individualiser, se singulariser, innover, se désolidariser, etc. L’indépendance d’esprit, l’esprit de liberté, l’esprit de risque et l’individualisme actif et agressif prennent chez eux plus de valeur que par le passé, ce qui fera d’eux de véritables pionniers du changement, tel que celui-ci se dessinera dans le nouveau système normatif en formation.
L’esprit de jom semble, en conséquence, être un élément moteur du changement social dans la société, grâce notamment aux modèles changeants qu’il propose sans cesse dans tous les domaines sociétaux et qui doivent être en adéquation avec les exigences à la fois du schéma socio-mental des nouveaux acteurs en émergence et des caractéristiques particulières du contexte socio-économique du moment : c’est notamment le cas quand un nouveau corpus normatif intégré manifeste un nouveau projet social de vie et d’être, porté par de nouveaux acteurs sociaux en quête de progrès dans un environnement social et économique en bouleversement.
Le changement social par l’esprit de jom peut être en œuvre dans tout ensemble d’hommes et de femmes vivant et partageant durablement un même espace géographique, les mêmes contraintes socioéconomiques et culturelles. De ce point de vue, il devient intéressant d’analyser le changement social en rapport à deux ensembles sociaux : la génération et le peuple. Le premier ensemble partage le même écart d’âges générationnel, habite dans le même espace géorgique et est soumis aux mêmes contraintes socioéconomiques et culturelles spécifiquement liées à la période couverte par l’écart générationnel, ce qui fait qu’en conséquence de cela il peut être identifié par l’impact laissé sur lui par les particularités de l’époque en question ; quant au deuxième ensemble, il englobe et intègre toutes les générations, ce qui lui donne une autre spécificité, celle de générer des actions et une conscience collectives sur une échelle pluri-générationnelle avec un impact d’une durabilité qui couvre plusieurs générations successives.
Le jom générationnel
Une génération peut à une époque donnée, selon les conditions socio-économiques et socioculturelles du moment, générer une culture qui lui soit spécifique et qui constitue sa véritable marque de fabrique. Cette culture lui est alors irréductiblement liée, ce qui permet dans ce cas de pouvoir parler de culture générationnelle. C’est le cas notamment de la culture Set Settal, caractéristique des jeunes des années 70-80 et manifestée par des attitudes, postures, comportements, pratiques qui exprimaient collectivement le refus de l’exclusion sociale, le désir de considération sociale, la volonté de participation aux affaires de la cité, toutes choses rendues durablement par des actes tangibles et des projets collectifs qui exprimaient une volonté collective de faire changer le cours des choses, de rendre propre (Set Settal) le pays au sens propre comme au sens figuré : auto-entreprenariat dans tous les domaines où leurs compétences et capacités leur permettaient d’exercer des activités rémunératrices ; et c’est dans un tel contexte qu’ont vu le jour les tout premiers projets d’élevage de poulets de chair, de charrettes Cetom de ramassages d’ordures ménagères, d’aires de jeux et de rencontres aménagées dans les quartiers populaires, ainsi que les artistes plasticiens populaires et les tagger, etc., ces derniers annonçant déjà la venue du hip-hop. Ce phénomène culturel générationnel, unique en son genre, traduisait bien un malaise social ambiant chez les jeunes victimes du chômage chronique dans lequel le Pas avait plongé la grande majorité de la population active des villes et des campagnes. Le Set Settal était le premier cri collectif exprimant un besoin de dignité, un désir de tekki, l’esprit de jom. Mais contrairement au phénomène plus tardif de Barça wala barsakh, qui est extraverti parce que favorisant le départ massif de jeunes à la recherche d’un emploi vers l’Europe considérée comme la seule alternative pour eux, le phénomène Set Settal, lui, avait pour perspective, au-delà de l’alerte sur le malaise collectif vécu, la création des conditions subjectives et matérielles ici et maintenant du changement social désiré, notamment par des projets d’auto-entrepreneuriat en tous genres.
Cependant, plusieurs générations successives évoluant dans un même pays ou appartenant à des pays différents peuvent également construire les mêmes valeurs, normes, pratiques culturelles, etc., sans qu’aucun des éléments constitutifs de celles-ci ne se soient changés dans le temps, ce qui permet de parler pour ce qui les concerne d’invariance culturelle intergénérationnelle. Ceci est, notamment, le cas quand, ni les environnements socioéconomique et socioculturel, ni la conscience collective, ni les leaderships individuels ou de groupe n’ont subi de changements importants générateurs de nouvelles visons collectives pour de telles générations durant tout le temps qu’a duré leur succession, de sorte qu’un équilibre durable a pu s’instaurer entre les systèmes normatif et socio-mental en général.
Si cependant cet équilibre est rompu pour une raison quelconque et que de nouvelles visions en rupture par rapport à celles qui sont antérieures sont entrées en formation et se sont consolidées, alors les générations postérieures à cette rupture entrent dans une nouvelle dynamique de construction d’une nouvelle culture intergénérationnelle en phase avec leurs nouvelles visions du devenir.
Il en est ainsi sur le plan politique quand les jeunes militants de divers partis politiques revendiquent non seulement la possibilité d’une alternance générationnelle dans les appareils politiques, mais aussi celle d’une véritable alternative dans la gestion des affaires du pays, tant leurs visions de la politique et de l’avenir de leur pays s’écartent aujourd’hui de celles de leurs aînés qu’ils ambitionnent de remplacer dans le landerneau politique. Il en est de même de la nouvelle génération de joueurs et d’encadreurs de l’Equipe nationale du Sénégal, lors de la Can 2021-2022, dont la détermination et l’engagement ont tranché avec tout ce qu’on avait l’habitude de voir chez les Lions dans les Can d’avant, tant ils ont fait montre d’un nouvel esprit de jom : grâce à cela, pour la première fois depuis 36 ans de participation à la Can, l’Equipe nationale du Sénégal a remporté, et de belle manière, la coupe, faisant ainsi naître une nouvelle génération d’esprit dans le domaine de la compétition footballistique, notamment.
La naissance d’une nouvelle génération d’esprit de jom peut intervenir à l’échelle d’un continent et concerner plusieurs générations successives de personnes. C’est ainsi que les générations de jeunes qui se sont succédé dans le continent africain, de la période des indépendances jusqu’à la fin des années 1990, sont bien différentes en vision sur la place de l’Afrique dans le monde, ainsi que sur leurs propres rapports à celui-ci de celle de la période postérieure. En effet, il y a eu une prise de conscience collective à l’échelle de toute l’Afrique : d’abord, des forces et atouts de celle-ci, notamment ses gigantesques ressources naturelles et la jeunesse de ses habitants ; ensuite, des causes réelles de ses faiblesses, lesquelles ont pour noms la mal gouvernance, la corruption et la soumission de l’élite gouvernante aux intérêts occidentaux ; enfin, de l’existence d’alternatives de rupture faisant l’unanimité et susceptibles de faire engendrer un changement durable irréversible à l’échelle de l’Afrique : la conquête de la souveraineté et de l’unité africaines par le moyen de luttes de masse contre les dirigeants locaux et leurs alliés occidentaux est devenue le cri de ralliement de plusieurs générations de jeunes de plusieurs pays.
Il résulte de cette triple prise de conscience, l’adoption de nouveaux modèles de jom pour les nouvelles générations en question, lesquelles ont épousé successivement la même vision de rupture que Thomas Sankara qu’ils ont érigé en modèle d’inspiration pour la défense des causes africaines. C’est cette vision partagée chez tous les jeunes africains qui explique l’existence d’un jom intergénérationnel et panafricain.
Ce qui caractérise le jom générationnel, c’est le partage d’une même vision pour un groupe de générations d’hommes ou de femmes pendant une période bien déterminée, manifesté par des objectifs communs de challenge dont la poursuite et l’atteinte imposent aux concernés l’adoption d’une posture attitudinale et comportementale empreinte d’esprit de jom bien adapté à la nouvelle vision générationnelle. Celle-ci en devenant le moteur et le guide d’action pour le changement, il lui sera affecté alors la réussite de celui-ci : dans chaque génération, les actions phares, les sacrifices endurés, les faits d’armes, les changements que ceux-ci ont engendrés, etc., seront gardés dans la mémoire collective pour devenir un patrimoine commun, une référence normative pour inspirer et impulser d’autres grands changements dans le futur dans tel ou tel domaine sociétal. Mais cette référence normative sera toujours associée à des figures d’hommes concrètes, des caractéristiques personnelles bien affirmées, des moments et des circonstances bien déterminés, etc., dont la fonction est de donner vie au système normatif.
La construction de cet esprit de jom générationnel a donc besoin tant de références historiques, factuelles et symboliques fortes, pour les besoins de repères collectifs d’identification,( ou de contre identification), devant permettre de nourrir des choix d’objectifs conséquents, d’élever et de réorienter les aspirations pour se rapprocher le plus possible de l’idéal de jom, que d’un leadership puissant qui leur donne vie, sait galvaniser durablement la génération jusqu’à ce que le nouveau jom générationnel ait permis de relever le défi générationnel. La relation entre l’engagement remarqué des Y’en-A-Marristes de la fin des années 2010 contre les errements de la fin du régime de Sopi et l’émergence du mouvement des activistes au début des années 2020, très remonté contre le régime qui a succédé à celui de Sopi, ravissant à Y’en a marre sa première place sur la scène de la contestation publique, illustre bien le caractère vivant de l’esprit de jom, qui peut se transmettre certes, mais aussi évoluer tant dans ses modalités d’expression que dans le fond.
La culture de jom particulière d’une génération donnée, si elle a un impact collectif bénéfique réel et durable sur la génération concernée ou encore si elle est adoptée comme un élément culturel référentiel à l’échelle nationale ou supranationale peut bien prendre une dimension intergénérationnelle, c’est-à-dire devenir non seulement une culture de jom adoptée par plusieurs générations successives, mais aussi une culture qui s’actualise dans des formes d’actions concrètes qui donnent des résultats tangibles qui affirment et réaffirment constamment l’intérêt pour le changement revêtu par une telle culture : il en est ainsi de la génération de Jules Bocandé, devenue une référence normative pour plusieurs générations de Can, lesquelles à chaque Can s’efforcent de se rapprocher davantage de la victoire.
Pr Abdoulaye NIANG – Professeur Titulaire
de Sociologie, Université Gaston Berger,
Président de l’Université Kocc Barma de Saint-Louis
pniangabdou@yahoo.fr
Dr Serigne SYLLA
Département de Sociologie / Laboratoire GERM
Université Gaston Berger de Saint-Louis
serigne.sylla@ugb.edu.sn