Une société qui s’est installée sur le terrain de la loi, sans vouloir aller plus haut, n’utilise que faiblement les facultés les plus élevées de l’homme. Le droit est trop froid et trop formel pour exercer sur la société une influence bénéfique.
De la norme au droit, du droit à l’esprit procédurier, la régulation de l’action collective permet certes l’auto-organisation des groupes humains, mais ne risque-t-elle pas de les transformer en sociétés de plaideurs ? Le «délire de la procédure» serait-il l’envers du décor sénégalais ? Nul ne s’en doute, tant que tout va bien dans les rapports sociaux, mais dès qu’une fêlure s’introduit, l’arme juridique sera vite brandie.
Nous vivons sous l’empire de l’illisible. Les idées, les mots, les faits font l’objet d’un malentendu entretenu avec soin. Les citoyens ne peuvent effectuer le juste partage entre les mythes et le quotidien, le réel et l’imaginaire, le présent et le futur. Ils sont nourris de fantasmes grâce auxquels leurs dirigeants pensent agrémenter la «politique-spectacle».
La victoire à l’élection présidentielle de 2019 est devenue le but suprême et unique de la vie politique. Les blocs (coalitions) exercent un monopole écrasant, en forçant à l’alignement les divers courants qui font la richesse de notre vie politique. En fait, la démocratie elle-même est bafouée dans cet affrontement caricatural, puisque les citoyens sont empêchés de participer aux débats collectifs, selon leurs moyens et leurs goûts.
Mon intention est de montrer que la philosophie politique au Sénégal n’est pas simplement un domaine de la philosophie appliquée, a un objet spécial qui serait la politique. Elle a aussi pour objet un certain nombre de questions soulevées par des conflits et des indéterminations. C’est parce qu’il n’y a pas d’accord sur ce qu’est la démocratie (comme d’ailleurs sur la bonne société, et la justice etc.) qu’il y a conflit politique. Un conflit politique exprime des conflits d’intérêts et des indéterminations sur les fins. Ce qui m’intéresse, c’est de faire l’histoire en redonnant tout le relief ces conflits et ces indéterminations.
La société sénégalaise se présente comme une pyramide : au sommet, un Palais, le palais de la République, un homme seul, le président de la République qui décide de tout, entouré d’une poignée d’hommes et de femmes peu connus et soucieux de rester dans l’ombre, dont le pouvoir est mystérieux et par conséquent sans limites. L’Etat écrase chaque jour davantage la société. La personnalisation du pouvoir au sommet de l’Etat n’est sans doute que le reflet de la hiérarchisation de la société civile. Au Sénégal, l’autorité ne se partage pas, elle règne… Ce système n’est pas ressenti comme une corruption ou une perversion, mais comme un mode légitime de fonctionnement.
A tort ou à raison, l’opinion est convaincue à présent que la justice est partisane. Elle est domestiquée par l’Exécutif. On s’en sert pour régler le compte de certains individus, et pour éliminer ceux qui ont des ambitions. Le droit doit être au-dessus de l’Etat. Une société de libertés démocratiques nécessite une structure pluraliste du pouvoir, mais ce pluralisme ne saurait être seulement politique : il doit être total. Le maintien de nos libertés politiques constitue le fondement de la démocratie sénégalaise, dans sa forme la plus achevée. Le système actuel est ressenti comme procurant une protection contre les arbitraires du pouvoir.
Recadré dans le champ de l’histoire, dans ses interventions, l’Ige est forcée de faire une «inquisition administrative» dans le cas de Khalifa Sall. Au-delà de l’individu, de saper et de dissoudre les solidarités qui lient la Nation. En témoigne l’assaut livré contre la mairie de la Ville de Dakar, de qui constitue la preuve visible d’anéantissement du maire de Dakar. En passant par l’offre politique qu’il a déclinée, de l’interpellation par la police, la levée de son immunité parlementaire, le refus de prendre de la caution, en faisant fi de la législation supranationale, jusqu’au procès.
Le sens de la communauté humaine qui implique en le dépassant à celui de la Nation exige de tous les hommes une claire conscience civique. La sauvegarde de la personnalité humaine dans une société aux liens plus complexes et plus interdépendants, le temps est passé d’une orgueilleuse frontière entre le savoir «primaire» fondé sur de sommaires certitudes et la culture «secondaire» à base d’humanisme et d’esprit critique. Ainsi convient-il de faire passer dans la pratique quotidienne les quelques-uns qui rendent la vie en société plus facile et chacun plus conscient des responsabilités qui lui incombent.
Toute réflexion sur la société implique une réflexion sur le pouvoir. Aucun pouvoir ne doit utiliser la «justice» pour neutraliser des adversaires potentiels. L’enseignement de ce que Montesquieu appelait «la vertu républicaine» n’est pas aussi désuet qu’il n’y paraît, en un moment où les sociétés modernes tendent davantage à cultiver les valeurs individuelles qu’à promouvoir les valeurs collectives, situation qui à terme pourrait bien menacer, avec celle des droits de l’Homme, leur pérennité.
L’art de la démocratie ne se décrète pas par des impulsions autoritaires ou législatives venues de la puissance publique. Dans un monde tel que celui que nous connaissons, avec les problèmes que nous rencontrons, une telle différence d’attitudes comporte des dangers qu’il nous faut souligner. Je reste ce faisant dans le droit, le civisme, le sens social et la solidarité.
Monsieur le Président, vous avez là une occasion inespérée pour donner vos contributions qui libéreront la «justice», vous et vos assesseurs. Vous participerez activement, en dégageant dehors la politique. En procédant à une rectification de l’histoire, en effaçant la politique hors du prétoire, et en libérant Khalifa Sall et compagnie. Un pressentiment très récent est en train de nous débarrasser des insignifiances. Ce qui émerge, c’est ce qu’il faut bien appeler une morale survie. Il sera désormais, il est moins question de punir les bourreaux du Peuple que de tenter de sauver les victimes.
Je suis un citoyen sénégalais. Je souhaite que la justice me rassure
Abdoulaye DIAGNE
Alliance des Ainés
layegora@hotmail.com