Lettre ouverte à Monsieur Amadou Ba Ministre de la Culture, du Tourisme et de l’Artisanat du Sénégal

Monsieur le Ministre,
En vous adressant cette lettre, je voudrais d’abord, en mon nom propre et au nom de ma compagnie E’leuk Théâtre de Saint-Louis, vous présenter mes plus vives félicitations pour votre nomination. Je forme le vœu que votre mission à la tête de ce ministère stratégique soit marquée par la clairvoyance, la rigueur et la volonté de bâtir une politique culturelle qui réponde enfin aux défis contemporains de notre pays.
Je me présente : Alioune Sané, comédien, metteur en scène, directeur de la Cie E’leuk Théâtre de Saint-Louis. Depuis des années, mon parcours s’inscrit dans un double engagement : artistique et citoyen. Car je crois profondément que le théâtre, et plus largement la culture, ne sont pas de simples divertissements, mais des forces de transformation, de réflexion et de développement.
Monsieur le Ministre, je voudrais ici partager avec vous quelques préoccupations, qui ne sont pas seulement celles d’un homme de théâtre isolé, mais celles de toute une génération d’artistes sénégalais, conscients que l’avenir de la culture dépend d’une volonté politique ferme, lucide et audacieuse.
1. Saint-Louis et la question du centre culturel
Saint-Louis, carrefour historique, classée au patrimoine mondial de l’Unesco, est considérée, à juste titre, comme la capitale culturelle du Sénégal. Pourtant, cette réputation est en décalage profond avec la réalité vécue par ses acteurs culturels. Comment accepter qu’une ville à l’histoire si prestigieuse soit contrainte de loger son centre culturel… dans une maison de location ? Comment expliquer que le projet du Rognât Sud, promis depuis des années, demeure inachevé, comme une promesse éternellement repoussée ?
Un centre culturel digne de ce nom à Saint-Louis ne serait pas un luxe : il s’agit d’un droit, d’une nécessité, d’un devoir de mémoire et d’un pari pour l’avenir. Un tel centre doit être pensé non seulement comme un lieu de spectacles, mais comme un pôle de formation, d’échanges, de création, un espace vivant où se rencontrent artistes, chercheurs, étudiants, touristes et citoyens. Saint-Louis mérite cet équipement, et au-delà de Saint-Louis, c’est toute la crédibilité du Sénégal comme pays de culture qui est en jeu.
N’oublions pas les paroles d’Amadou Hampâté Bâ : «La culture, c’est ce qui reste dans l’homme quand il a tout perdu». Saint-Louis, foyer de mémoire, mérite un lieu qui incarne cette vérité.
2. La jeunesse formée mais abandonnée : les diplômés de l’Enamc
L’École Nationale des Arts et Métiers de la Culture forme des jeunes talents. Mais une fois le diplôme en poche, ces jeunes se heurtent à un mur : pas de recrutement à la Troupe nationale Daniel Sorano, pas de fonds pour initier leurs projets, pas de soutien pour la mobilité internationale.
Former sans intégrer, former sans accompagner, c’est créer une génération de déçus, d’exilés ou de renoncements. Ce paradoxe est lourd de conséquences : il entretient le chômage, il tue l’espoir, il étouffe la créativité. L’État ne peut se permettre d’investir dans la formation sans garantir une suite. Chaque artiste laissé pour compte est une richesse perdue, une promesse trahie, une voix qui s’éteint.
Si la jeunesse culturelle est abandonnée, c’est tout projet de développement durable qui vacille.
3. Le statut de l’artiste : une loi en attente de vie
Le vote du statut de l’artiste à l’Assemblée nationale avait suscité un immense espoir. Nous avions cru qu’enfin, notre pays allait reconnaître la dignité professionnelle de celles et ceux qui portent haut la culture nationale. Mais aujourd’hui, ce texte ressemble davantage à un mirage qu’à une réalité.
Où en sommes-nous, Monsieur le Ministre, de l’application effective de ce statut ? Quand deviendra-t-il un outil concret, garantissant protection sociale, accès aux droits, encadrement juridique et sécurité économique ? Une loi sans application n’est qu’un discours sans lendemain. Or, les artistes sénégalais attendent des actes, non des slogans. La dignité d’un peuple se mesure aussi à la manière dont il traite ses créateurs.
Frantz Fanon écrivait que «chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l’accomplir ou la trahir». La mission de notre génération d’artistes est claire : faire du métier d’artiste une profession digne, respectée, structurée. Le statut doit en être la base, pas l’illusion.
4. Subventions : rigueur et justice
L’État a raison de subventionner les projets culturels. Mais le système actuel est entaché d’irrégularités et d’injustices flagrantes. Des projets fantômes, des structures peu actives bénéficient d’aides, tandis que des initiatives porteuses, reconnues et actives, restent sans appui.
Je prends l’exemple des Rencontres Artistiques pour un Développement Durable (Radd), dont la 7ᵉ édition s’est tenue à Saint-Louis en février 2025. Cet événement, qui a mobilisé artistes, publics, universitaires et citoyens, reconnu pour sa qualité par les médias, n’a reçu aucune subvention du ministère. Comment comprendre une telle incohérence ? Comment encourager les artistes à créer, innover, persévérer, si ceux qui travaillent le plus sérieusement sont les moins soutenus ?
Il faut une réforme rigoureuse, transparente et équitable du système de subventions. C’est une question de justice, mais aussi d’efficacité : l’argent public doit aller là où il produit de l’impact réel.
5. Des initiatives jeunes à valoriser : le Réseau sénégalais des jeunes créateurs
À côté des manquements institutionnels, il existe des exemples lumineux qui montrent le potentiel de nos jeunes artistes. Je pense notamment au Réseau sénégalais des jeunes créateurs, une initiative portée par de jeunes entrepreneurs du théâtre issus de plusieurs régions du Sénégal. En un temps record, ils ont réussi à mettre en place une programmation régulière de spectacles sénégalais, capable de voyager et de porter haut notre théâtre à l’international.
Voilà des initiatives concrètes qui méritent d’être soutenues et accompagnées sur le long terme. Pour une fois, nous avons un projet de théâtre pensé, structuré et géré par des Sénégalais, sans aucune aide extérieure, et qui obtient des résultats visibles. Ce modèle prouve que la jeunesse sénégalaise n’attend pas seulement des subventions, mais qu’elle est capable de créer et de bâtir avec peu de moyens, pour peu que l’État lui donne confiance et accompagne son effort.
6. Écouter les acteurs vivants du théâtre sénégalais
Monsieur le Ministre, je vous invite à regarder de près la carte réelle du théâtre sénégalais. Trop souvent, les pouvoirs publics continuent de se tourner vers des «grands noms» respectables pour leur passé, mais aujourd’hui éloignés des réalités du terrain. Certains n’ont pas créé depuis vingt ans, n’ont pas voyagé, n’ont pas confronté leur travail aux scènes africaines et internationales. Pourtant, ce sont eux qui continuent de parler au nom du théâtre sénégalais.
Il est temps de reconnaître que ce sont d’autres voix, plus jeunes, plus actives, plus enracinées dans le réel, qui portent aujourd’hui le théâtre sénégalais. Ce sont ces femmes et ces hommes qui montent des spectacles, organisent des festivals, participent aux événements internationaux, bâtissent des ponts entre le Sénégal et le reste du monde. Les écouter, les accompagner, c’est préparer l’avenir. Continuer à s’accrocher à des figures passées, c’est condamner notre théâtre à l’immobilisme.
Pour conclure
Monsieur le Ministre, ma démarche n’est pas animée par une critique stérile. Elle est nourrie par un désir sincère de voir notre pays avancer. Le Sénégal a toujours été reconnu comme une nation de culture. Cette vision reste plus actuelle que jamais : la culture n’est pas un supplément, elle est l’ossature d’un projet national.
La culture n’est pas une charge pour l’État : elle est un investissement, une école de citoyenneté, un vecteur de paix, un moteur économique. Le théâtre, l’art, la création peuvent aider à reconstruire le tissu social, à donner un sens à la jeunesse, à renforcer l’image de notre pays à l’international.
Monsieur le Ministre, je vous adresse ces mots comme un appel, mais aussi comme une main tendue. J’espère que votre mandat saura faire la différence, qu’il saura rompre avec les habitudes du passé et ouvrir un chemin nouveau pour le théâtre, pour la culture et pour l’avenir du Sénégal.
Veuillez recevoir, Monsieur le Ministre, l’expression de ma considération la plus respectueuse.
Alioune SANE
Comédien, metteur en scène
Directeur de la Compagnie E’leuk Théâtre
Saint-Louis du Sénégal