Lettre posthume d’un fils à son papa, quatorze ans après son décès

Je me souviens de ce matin du 10 juillet 2010, comme aujourd’hui, quand ma maman m’appela à l’aube. Ce jour-là, sa voix était différente : elle exprimait une tristesse et une grande émotion. Dès ses premiers mots au téléphone, je sentis que quelque chose de grave s’était passé.
«Ton père s’est évertué à t’apprendre le Coran. D’ailleurs, tu le connais mieux que moi. Tu sais que nous ne sommes que de passage sur terre. Il y a quelques minutes, ton père a rendu l’âme et a rejoint son Créateur.» Par ces mots, ma mère venait de m’annoncer que mon père était décédé.
Un flot de souvenirs incontrôlables me traversa l’esprit. Désordonné, vague, en saccades. Quelques secondes, je pensai à telle chose que m’avait dite mon père. Des instants plus tard, je songeai à cette autre chose que je vécus avec lui. Je ne pouvais croire que mon père était décédé, car ayant toujours eu le sentiment qu’il serait encore avec moi pendant de longues années, tant il était fort, plein de vie.
Durant une longue période, mon papa avait été gravement malade ; sa maladie était au stade terminal, avec une faible chance de survie, les médecins lui ayant dévoilé qu’il n’avait que quelques mois à vivre. J’ignorais tout cela. Je ne me doutais de rien chaque fois que nous communiquions. Quand nous nous appelions au téléphone, il avait sa voix habituelle. Plus tard, j’appris qu’il vécut ses derniers mois d’existence dans des douleurs atroces, mais qu’il supportait stoïquement.
Comment décrirai-je mon père ? Il était grand, avec une forte présence ; il enveloppait une pièce de sa personnalité imposante et magnétique. Il avait la confiance des personnes qui se sont faites toutes seules, qui ne doivent rien à quiconque. Il était porté au risque et à sortir de sa zone de confort. A 17 ans, quand son père -mon grand-père- rendit l’âme, il quitta son village natal (Koumpentoum) pour s’installer à Dakar, n’y connaissant personne. Ce fut le début d’une longue aventure. Il voyagera au Maroc, en Mauritanie, et plus tard dans les pays du Golfe, afin d’accroitre ses connaissances. Il était autodidacte, n’ayant jamais fait l’école formelle. Les livres étant sa passion, il s’était constitué, au cours des années, une imposante bibliothèque, dans tous les domaines du savoir.
Le savoir, les connaissances étaient ce qu’il estimait le plus. Après la prière de la Korité ou de la Tabaski, les jeunes du quartier venaient lui présenter leurs hommages. Et en ces occasions, il tenait un discours qui portait invariablement sur deux points : toujours chercher la connaissance et développer une saine attitude. Selon lui, le savoir est supérieur à l’argent et aux biens matériels : «Le savoir n’encombre pas la personne qui le possède, il la protège et personne ne peut le lui retirer. Quant à l’argent, les autres biens matériels, un beau jour, un gouvernement pourrait décider de nous en priver, nous exproprier, et nous ne pourrons que nous incliner face à sa volonté.»
En 2007, aussitôt que les résultats des élections présidentielles françaises furent annoncés, sacrant Nicolas Sarkozy président de la République, je lui dis : «Pa, maintenant que Sarkozy a gagné, les Africains vont souffrir en France.» Mes propos le mirent en colère. Il me répondit : «Seule une personne qui pense ne rien valoir croit de telles choses. Si tu sais que tu apportes quelque chose à la France ou à une quelconque entité, quiconque y est le chef t’importe peu, parce que tu sais que ta place sera sauvegardée.»
Ces mots trouvent toujours un grand écho en moi. Ils me montrèrent l’importance de me faire ma place, par mes efforts, de ne compter sur personne, de croire que le monde attend que je me dévoile, que je dévoile mes talents pour occuper ma place.
Parce qu’il n’a pas eu un papa pour l’aider ou une maman pour le soutenir, il plaçait beaucoup d’emphase sur la responsabilité personnelle, sur la nécessité de prendre son destin en main. Aussi détestait-il les personnes qui aiment se plaindre, celles qui se cherchent des excuses. Ce trait de sa personnalité pouvait faire peur à ses enfants, car il n’acceptait pas l’échec ou la médiocrité. Parfois, quand je ne me classais pas dans les trois premiers à une composition, j’avais peur de sa réaction. D’autres fois, il imposait ses choix à ses enfants. Il oubliait que nous nous connaissions mieux qu’il ne nous connaissait.
J’étais beaucoup plus porté sur les matières littéraires -non pas que je ne me débrouille pas bien dans les matières scientifiques. J’avais les meilleures notes en langues, histoire-géographie et philosophie. Les professeurs m’avaient orienté en série littéraire. Mon père refusa que j’y aille. Je consentis. Je m’orientai en série scientifique. Ma Seconde, ma Première et le premier semestre de ma Terminale furent mes années académiques les plus difficiles, où je sombrais dans une médiocrité dont je n’avais jamais eu l’habitude. Au deuxième semestre de la Terminale, j’eus un sursaut et j’obtins mon Bac, en étant premier du centre.
Sûrement, si j’avais suivi une série littéraire, je n’aurais pas travaillé aussi dur que je l’ai fait en série scientifique. Peut-être, ne voulant pas que je sombre dans la facilité et connaissant ses dangers, est-ce la raison pour laquelle mon père m’imposa la série scientifique. Des années plus tard, je ne regrette pas d’avoir passé un Baccalauréat scientifique, ayant compris pour la première fois la supériorité de l’effort soutenu et constant sur le talent brut.
Quelque temps après son décès, j’eus enfin l’occasion d’aller voir son tombeau. Il avait émis le souhait d’être enterré à son village natal, car, pensait-il, s’il l’était à Dakar, nous oublierions nos racines.
Pendant les premières semaines après mon retour à Dakar, je reportais le moment inévitable où je devrais aller visiter son tombeau. J’avais peur de ma réaction quand je verrais mon père étendu sous du sable, sans possibilité de ne plus jamais lui parler.
Poussé par ma mère, j’entrepris finalement le voyage au village. Le premier jour, je n’y allais pas. De même que le deuxième jour. Au troisième jour, comme je devais rentrer, je me décidai à y aller. Je n’avais jamais ressenti une telle émotion. La vue de mon père, la pensée de comment il était fort, grand, et dorénavant étendu simplement sur du sable, couvert de mauvaises herbes, me remplit de larmes. Je compris son austérité et sa frugalité dans sa vie terrestre, sa préférence à dormir plus souvent sur sa moquette plutôt que sur son lit, à manger et boire peu.
Je compris le sens de la vie, qui est d’accomplir son destin, développer son potentiel. Les excuses, l’irresponsabilité n’y ont pas leur place. Quiconque veut aller au sommet et s’y maintenir doit s’imposer des sacrifices, doit savoir que la réussite ne peut survenir sans souffrance, que la souffrance supportée avec patience est un baromètre du futur degré de réussite d’une personne. Une personne ne possède pas un contrôle absolu sur sa vie. Elle ne doit se focaliser que sur ce qu’elle peut changer.
La vie est tellement éphémère et imprévisible qu’y être trop attaché s’avère une faiblesse : un jour ou l’autre, notre château s’écroulera. Selon que nous avions prévu sa chute ou non, nous nous lèverons immédiatement pour le reconstruire, sinon nous nous effondrerons définitivement, sans possibilité de nous relever.
Au moment d’écrire ces lignes, je veux lui dire ces mots que je n’ai jamais pensé lui dire, étant donné que par éducation, il n’exprimait pas ses sentiments et ses émotions : Papa, je t’aime, tout simplement. Merci pour tout ce que tu m’as apporté, l’éducation, les valeurs, la faculté de se dire que tout est possible, que rien ne m’est inaccessible.
Moussa SYLLA