J’apprends au cours d’un voyage à l’étranger, qu’un incident à l’aéroport de Dakar entre les «agents de l’ordre» et un artiste guinéen nous entraîne lentement dans les prémices d’une guerre civile sur les réseaux sociaux. Les insultes fusent de toutes parts, les meutes se forment et les rancunes se construisent ! L’incident peu à peu catalyse toutes les haines et frustrations de nos rêves avortés, dans cette grande nuit immobile après soixante ans «d’indépendance». De la fenêtre de ma chambre d’hôtel, je regarde cette ville paisible, où personne ne me ressemble et où tout le monde est courtois. Que se passerait-il si demain, dans cette grande ville, la radio annonçait qu’un crime odieux avait été commis par un Sénégalais ? Pensez-vous réellement que les buralistes, les cafetiers, les chauffeurs de taxi qui, hier encore, m’accueillaient avec le sourire de l’hospitalité sacrée, resteraient indifférents à cette nouvelle ? Pensez-vous qu’il soit juste que je porte la responsabilité de ce crime ? Aucune de ces personnes, qui à présent me regardent et me jugent, ne connaissent ni la victime ni les circonstances du crime, et c’est dans cette ignorance abyssale que la haine puise toute sa force et nous échappe !

Comment une histoire aussi anodine peut-elle créer une réaction aussi démesurée ? Comment des hommes qui, hier encore, ne rataient pas l’heure d’une prière, ont-ils pu organiser en si peu de temps cette inquisition ? D’où vient la haine de ces Sénégalais ? Là réside la question ! Elle vient de tout ce que nous avons accepté. La supercherie des indépendances, le paternalisme, «l’Afrique des fiers guerriers dans les savanes ancestrales», le rejet de la révolte lorsqu’elle exige que l’on refuse de vivre pour reproduire les erreurs de nos pères. Elle vient de notre faillite morale qui nous oblige à admettre la corruption générale de nos institutions comme une valeur normative ! Lorsque les prières, les décrets, les remaniements ministériels et les gris-gris n’ont pas apporté les résultats escomptés, nous nous en remettons à la violence qui ne comporte aucun risque et au crime sacrificiel. Hier, c’étaient les Mauritaniens, aujourd’hui les Guinéens, demain ce sera quelqu’un d’autre !

Nous sommes à bout de souffle, nous arrivons enfin au bout de nos vanités interminables et de nos ignobles résignations, ce que le Wolof appelle «Mougn» ! Nous savons à présent que la démocratie n’apportera pas la révolution sociale qu’elle promettait. Alors, seuls face à nous-mêmes et à l’incertitude des lendemains, incapables de reconnaître nos responsabilités individuelles et la complicité de la génération qui nous précède et qui nous a pendant si longtemps menti, nous choisissons l’hystérie collective ! Nous pensons qu’un grand massacre, un bain de sang bolchevique entretenu par des rumeurs toujours plus nauséeuses, achèvera de cimenter l’immense élan fraternel du Peuple sénégalais. Une telle erreur, alimentée par la conviction et les préjugés dans la psychologie des foules, serait une catastrophe.

Ce que j’ai vu et entendu sur les réseaux sociaux m’a rappelé les commentaires racistes des partis d’Extrême-droite dans la France des années quatre-vingt, ou mieux encore, les fausses informations divulguées par la Radio Des Milles Collines à Kigali durant le génocide rwandais, et il n’y a rien d’étonnant à cela puisque l’homme est un loup pour l’homme.

Je demande à mes frères et sœurs sénégalais de se raviser, et surtout de penser qu’il y a énormément de Sénégalais qui vivent à l’étranger, et que leur image et celle du Sénégal seraient à jamais ternies si le sang de la Guinée se répandait sur notre sol ! Il n’y aurait aucune victoire à célébrer, aucun espoir ne naîtrait d’un tel crime ! «Arrivée au sommet de son ascension, cette joie crèverait comme un nuage» et la Teranga deviendrait un mythe. Nul besoin d’envoyer les soldats français pour s’interposer et éviter que les «Nègres» ne s’entretuent, ils sont déjà chez nous ! La Banque mondiale devisera des prêts à taux d’intérêts variables, destinés à la réconciliation et à la reconstruction nationales, les touristes et les investisseurs s’enfuiront, plongeant le pays dans une autre catastrophe économique. Vision apocalyptique des extrêmes certes, mais personne ne niera avoir déjà vu ce scénario !!!
Malick Noël SECK
malicknoelseck@gmail.com