Plus de 800 détenus ont bénéficié de la grâce présidentielle ce 4 avril. Consacrée par la Constitution de notre pays en son article 47, elle est pourtant souvent escortée de critiques. Il arrive que des manquements ou erreurs soient notés, pouvant entacher la bonne volonté du président de la République, qui a le privilège et l’exclusivité de la grâce. La sortie de prison des meurtriers de Bara Sow et Ababacar Diagne relance le débat sur la question. Le Quotidien vous entraîne au cœur du système de grâce au Sénégal.Par Pape Moussa DIALLO

– La libération des «thiantacounes» condamnés à 15 ans de travaux forcés pour le double meurtre de Médinatoul Salam met en colère les familles de Bara Sow et Ababacar Diagne. Alors qu’il leur reste 5 ans à purger. Cette affaire rappelle la sortie de prison de Amadou Woury Diallo, impliqué dans une affaire de trafic de médicaments et aussi du présumé meurtrier de l’étudiante congolaise, Lotaly Mollet, froidement assassiné par un repris de Justice et multirécidiviste, Séwu Cabi Diatta, qui a été inculpé à trois reprises en 2020 pour diverses infractions avant de sortir de prison par grâce présidentielle.
Quatre fois dans l’année, le président de la République procède à la grâce de détenus déjà condamnés définitivement. Parfois, certaines décisions de grâce soulèvent des interrogations et suscitent des polémiques. Me Abdoulaye Babou, avocat de l’Ordre des pharmaciens, parle de «scandale judiciaire» à ce propos. A ce sujet, l’avocat rappelle que «la grâce est un pardon accordé par l’autorité à une personne condamnée». C’est l’article 47 de la Constitution qui dispose que «le président de la République a le droit de faire grâce». Selon lui, il peut en «user comme bon lui semble». Mais, ajoute-t-il, une grâce «remplit les conditions de forme». C’est-à-dire, explique-t-il, «après que le prévenu a été jugé en première instance et condamné. Il a fait appel pour être rejugé. Il a été rejugé en appel et condamné. Après l’épuisement de toutes les voies de recours et une condamnation définitive, le condamné peut en ce moment bénéficier de grâce.» Après la sidération provoquée par l’affaire Amadou Woury Diallo, qui avait réussi à traverser la frontière, Me Abdoulaye Babou avait mené le combat en demandant «à ce qu’on écarte le décret de grâce». «Le 22 juillet 2019, le décret de grâce a été écarté par la Cour suprême parce que ne remplissant même pas la condition de forme», enchaîne-t-il. Pour lui, il faut relativiser ce pouvoir présidentiel : «Même si le requérant remplit les conditions de forme avec une décision qui revêt l’autorité de la chose jugée, cela ne veut pas dire que par décret, le président de la République accorde la grâce à qui il veut.» Même si la Constitution donne le droit de grâce au chef de l’Etat, par son article 47, il y a certains délits qui sont exclus d’office. Il s’agit, explique Me Abdoulaye Babou, de «viol, détournement de deniers publics, délits de sang, etc.».
Aujourd’hui, la colère des familles Sow et Diagne est légitime. L’épisode de Diallo avait fâché le Président Sall, qui avait reconnu avoir été «abusé» et pris la décision de situer les responsabilités en vue de sanctionner les responsables, il faut bien croire que la tache noire n’est pas encore nettoyée. A l’époque, Luc Nicolaï avait eu à en bénéficier. Alors que, selon l’alinéa 2 de l’article 143 du Code des drogues du Sénégal, «la libération conditionnelle ou la grâce ne peuvent être accordées à aucun condamné avant l’exécution des 4/5 de la peine prononcée». «Le président de la République prend la décision de gracier un nombre bien défini de personnes, mais l’exécution de cette décision est faite par l’Administration pénitentiaire», informe un officier supérieur, qui a accepté de se confier à nous sous le sceau de l’anonymat. «C’est à l’Administration pénitentiaire de faire la sélection des condamnés pouvant bénéficier de grâce. Ce qui revient à dire que toute faute dans l’exécution de la mesure revient à l’Administration pénitentiaire», enchaîne notre interlocuteur. Pour lui, c’est dans «l’exécution de la mise en œuvre du décret que des erreurs sont notées. C’est l’Administration pénitentiaire qui doit faire correctement son travail pour ce qui est de cette question et veiller à toute la rigueur et le professionnalisme requis en la matière».
Dans la même veine, Sadikh Niass, Secrétaire général de la Rencontre africaine des droits de l’Homme (Raddho), expli­que que «la grâce en tant que telle est une mesure de pardon mise entre les mains de l’autorité exécutive pour atténuer, suivant certaines conditions, les rigueurs de la loi». Le Secrétaire général de la Raddho fait un constat : «Force est de reconnaître que son application est très discutée car on a l’impression que c’est devenu une affaire de Vip. Et dans la gouvernance, il est toujours important de tenir compte de la perception des cito­yens.»
A cet effet, explique l’avocat Me Babou, «ce sont des services du ministère de la Justice qui présentent des dossiers aux fins de grâce». Il poursuit : «Le travail est fait en amont par le ministère de la Justice qui le présente au président de la République. Et, justement dans ce lot, le Président peut se tromper de très bonne foi. Parce qu’on lui présente un ou des dossiers. Il n’a pas le temps. On lui prépare un décret, il signe.» D’où des «erreurs comme le cas qu’on a connu avec les faux médicaments», fait-il remarquer. Le Secrétaire général de la Raddho abonde dans le même sens en soutenant que «le Président peut se servir de la grâce politiquement mais dans de rares cas qui concernent ses adversaires politiques. Par contre, si la procédure d’attribution ne présente pas certaines garanties, elle peut occasionner une corruption dans la chaîne d’attribution des grâces». Pour garantir l’égalité de droit des justiciables devant la Justice, le Secrétaire général de la Raddho, Sadikh Niass, suggère : «Etre strictement accordée selon les principes, la politique peut ne pas l’influencer. C’est la Direction des affaires criminelles et des grâces qui établit une liste soumise au président de la République. Pour être éligible, il faut : être un condamné définitif, épuiser les voies de recours, présenter une des conditions : soit un gage de réadaptation, être âgé de +65 ans, être malade, mineur ou délinquant primaire, etc.» Mais à la vérité, regrette-t-il, «ce n’est pas l’impression que nous avons et si, comme certains le soupçonnent, il y a des tractations souterraines, il y a un vrai problème. D’ailleurs au vu de la polémique que la grâce suscite, il serait pertinent de commencer à réfléchir à son encadrement».
Par ailleurs, il faut savoir que la grâce «n’efface pas la peine, ni les intérêts civils. Elle empêche de purger le reste de la peine encourue. La grâce n’efface pas non plus le casier judiciaire de la personne bénéficiaire». Selon Me Babou, «c’est là où intervient la différence entre la grâce et l’amnistie. L’amnistie efface tout». C’est pourquoi, explique-t-il, «l’amnistie est considérée comme une amnésie collective». A ce propos, il est bien de rappeler le cas de Léopold Sédar Senghor avec Mamadou Dia et compagnie lors de la crise de 1962. Dia et Cie ont été d’abord graciés par Senghor en mars 1974 avant de bénéficier ensuite, d’une amnistie en avril 1976. Soit un mois avant le rétablissement du multipartisme au Sénégal. Cela a eu comme conséquence de permettre à Mamadou Dia de prendre part à l’élection présidentielle de 1983. C’est aussi le scénario qui s’est passé le 26 février 2002 avec Me Abdoulaye Wade. Président de la République d’alors du Sénégal, Me Abdoulaye Wade a signé un décret présidentiel graciant Clédor Sène, Ibrahima Diakhaté et Assane Diop, condamnés à des peines allant de 18 à 20 ans pour le meurtre de Me Babacar Sèye, premier vice-président du Conseil constitutionnel.
Nos efforts de rencontrer le directeur de l’Administration pénitentiaire (Dap), Jean-Bertrand Bocandé, n’ont pas été fructueux. Aussi, nous avons essayé de le joindre par téléphone à plusieurs reprises sans succès. Finalement, on lui a envoyé un sms mais sans suite. Le directeur des Affaires criminelles et des grâces, itou.