L’architecte Malick Gaye, spécialiste en développement urbain à Enda Tiers monde, épluche les limites et contraintes du projet de construction de 100 mille logements sociaux que le gouvernement veut mettre en œuvre. Le directeur exécutif du Relais pour le développement urbain, partie prenante du réseau Enda Tiers monde basé à Dakar, affirme que le prix du produit financier grève le coût du logement au Sénégal, eu égard aux taux d’intérêt très élevés qui auraient dû être baissés ou bonifiés à 1% ou moins.

Le programme des 100 mille logements sociaux du gouvernement est-il réalisable ?
Ce programme est réalisable, mais dans des conditions particulières, d’où il faut prendre des décisions qui ne sont pas encore prises à mon point de vue, parce que le président de la Répu­blique, lors de sa prestation de serment, a affirmé sa volonté de construire 100 mille logements destinés aux ménages sénégalais dont la plupart d’entre eux sont en location ou vivent dans des bidonvilles. Le besoin en logement en 2013, était estimé à 322 mille unités, alors que l’offre annuelle ne dépassait pas 50 mille habitations. La cible du président de la République, ce sont les ménages les plus vulnérables au plan socioéconomique, mais qui ne sont pas les plus pauvres au sens intrinsèque, parce que ce sont majoritairement des femmes debout pour la dignité humaine et qui se battent tous les jours pour pouvoir être des habitants des villes du Sénégal, principalement de Dakar et qui contribuent au Produit urbain brut, qui occupe 60% du Pib du Sénégal. Le plaidoyer du chef de l’Etat est à saluer, mais ceux qui doivent mettre en œuvre la décision sont appelés à changer et travailler hors des sentiers battus.

A qui faites-vous allusion ?
Ce sont les institutions sénégalaises qui doivent mettre en œuvre ce programme et qui doivent chercher des partenaires pertinents qu’il faut cibler. Et ce sont les populations, avec leurs organisations communautaires de base, les groupements d’intérêt économique ou des fédérations d’habitants ou coopératives d’habitat, ou de simples tontines… Ils sont bien nombreux malheureusement, ils ne sont pas reconnus pour l’instant par une loi qui doit être prise à l’Assemblée nationale. Et à entendre la restitution des travaux des quatre commissions qui a eu lieu ces derniers jours à Dakar en présence du ministre de l’Urbanisme, je reste sur ma faim.

Vous avez des réserves sur ce projet. Quelles en sont les limites et les contraintes ?
Il y a des limites et des contraintes, mais qui peuvent être levées, s’il y a une volonté politique.

Quelles sont ces limites ?
Prendre une loi qui reconnaisse ces entités sociales qui pratiquent une garantie solidaire de ses membres, qui peuvent lever des sommes importantes jusqu’à ce que peut coûter de manière raisonnable une habitation qui ne doit pas dépasser 2,5 millions. La preuve en est que si vous vous rendez aujourd’hui, dans les communes de Wakhinane Nimzatt, Djida Thiaroye Kao, Médina Gounass, Yeumbeul et dans plein d’autres communautés réparties dans le Sénégal, les gens sont organisés et lèvent à leur niveau d’importantes sommes d’argent par cotisation. Ces cotisations ne sont pas allouées à un individu, mais à une entité constituée de plusieurs membres qui sont fédérés et ils devraient pouvoir être des interlocuteurs financiers pour des crédits de logements au bénéfice de leurs membres. Pour cela, il faut prendre une loi et que des institutions bancaires, spécifiquement la Banque de l’habitat du Sénégal, prennent en considération cela. Hors, avant-hier (l’entretien a été réalisé jeudi 10 octobre Ndlr), je les ai entendus dire qu’ils ne veulent pas sortir des sentiers battus et qu’il ne faut pas réinventer la roue. La roue est à réinventer si on veut réaliser ce projet des 100 mille logements sociaux.

Pour vous l’acteur formel du logement est ailleurs que dans les banques ?
C’est clair, parce que j’ai l’impression qu’on n’est pas avec les cibles du chef de l’Etat pour les 100 mille logements. Les cibles ne sont pas encore là, n’ont pas pignon sur rue et il faut qu’elles aient pignon sur rue. J’ai entendu, lors de la restitution, un juriste dire que les institutions financières communautaires doivent bénéficier d’un certain statut, d’une certaine reconnaissance pour pouvoir valoriser tout le potentiel de la dynamique sociale et communautaire des Sénégalais qui sont plus nombreux que ceux que le chef de l’Etat a cités.

A terme, les logements vont coûter entre 10 et 12 millions de francs Cfa, alors que la majeure partie des Séné­galais ont un revenu modeste ? Ne pensez-vous pas que cette offre est inadéquate à la demande en logement ?
Pour l’instant l’offre n’est pas encore adéquate à la demande, parce que la demande n’a pas été formalisée. Il faut bien qu’elle soit préparée et qu’on montre sur un tableau clair les capacités de ces populations qui existent et qui peuvent payer un logement à un coût abordable qui ne serait pas les 10 ou 12 millions. Au niveau de l’offre, il y a des présentations assez intéressantes qui appellent à beaucoup d’innovations. L’innovation principale c’est, du point de vue financier, pouvoir coller et répondre à la demande. Mais pour revenir au coût réel, le coût des matériaux, celui de la main d’œuvre ne constituent que 40% du coût du logement. Ce qui grève le coût du logement, c’est le prix du produit financier eu égard aux intérêts très élevés qui auraient dû être baissés ou bonifiés à 1% ou moins, s’il y avait un fonds qui garantit ce type de chose. Néanmoins, pour revenir au coût de ces matériaux et de la main d’œuvre qui nécessitent pas mal d’expérimentions en termes d’innovation, si on territorialise bien, on travaille avec les collectivités à l’intérieur du pays, il y a des technologies, un écosystème de production de logements qui peuvent être valorisés de tel sorte que l’on n’arrive pas au coût de 10 millions, mais à un coût entre 2,5 millions et au plus 5 millions. Et ces coûts, c’est pour pouvoir valoriser les corps professionnels sénégalais, en l’occurrence les architectes et les ingénieurs, les urbanistes qui sont des acteurs de valeur dans la mise en œuvre de ce projet, sans lesquels ce type de projet risque de reproduire une bidonvilisation, parce que l’habitat n’est pas simplement le logis où on dort, mais le logis où on dort et l’espace entre les différents logis, en l’occurrence l’environnement et l’espace extérieur, les servitudes … C’est important et c’est là où les professionnels tirent leurs honoraires. C’est la raison pour laquelle on pense que l’unité de logement soit plus chère. Je pense que le fait de baisser les honoraires et avoir à réaliser la totalité des 100 mille logements est plus intéressant que de maintenir les honoraires et en réaliser même pas 1%. J’appelle mes frères à revoir un peu leur approche, qu’elle soit beaucoup plus holistique que de produire simplement une unité d’habitation.

Comment appréciez-vous les 12% de taux d’intérêt appliqués par les banques qui accompagnent ce projet ?
Vous touchez là un peu le nœud du problème. Je trouve qu’une des simples explications de la différence pratiquée entre le Sénégal et la France, c’est le niveau de sécurisation du crédit par le manque de confiance qu’on peut avoir à l’emprunteur. Si on parcourt l’histoire du Sénégal, il est suffisamment démontré que les créanciers n’avaient rien à reprocher aux demandeurs, si vous prenez les statistiques. Si on analyse la demande auprès des véritables cibles du chef de l’Etat, elles pratiquent elles-mêmes dans les systèmes locales et communautaires des crédits pour l’amélioration de leur habitat avec des taux d’intérêt zéro et c’est de cela qu’il s’agit. Maintenant s’il faut monter le taux d’intérêt à 1 pourcent, c’est possible. Si le chef de l’Etat vient subventionner, cette subvention des 100 mille logements à 50% doit constituer une partie pour avoir ce fonds de garantie du crédit dont il a parlé pour amoindrir les risques. Même sans cela, je pense qu’il suffit de faire un certain nombre d’enquêtes pour montrer que ces populations ciblées sont des personnes sûres dans la mesure où ce n’est pas à l’individu qu’on prête le crédit, mais à son sous ensemble auquel il appartient, jusqu’à être une fédération.

Vous plaidez jusqu’à combien de taux d’intérêt ?
Jusqu’à 1%. Je pense que les financiers sont sur-liquides. Les coopératives depuis 15, 20 ans ont des milliards au niveau des banques sans avoir une moindre satisfaction aux produits financiers qu’ils demandent en tant que demandeurs. Donc l’offre financière est incapable de répondre à la demande sociale. Cette offre financière ne considère que l’individu, elle ne considère pas l’ensemble. Une fois qu’on déroule la phase opérationnelle du logement, celle de développement, de construction, d’attribution du terrain, la coopérative cesse d’exister et ce n’est plus que le coopérateur qui est pris en compte par l’institution financière. Il faut que cela arrête, il faut que cette institution communautaire et sociale soit reconnue par une loi à l’Assemblée nationale pour que l’institution financière arrête de diviser les groupes sociaux solidaires qui appartiennent à l’économie populaire et solidaire. C’est cela le Sénégal cohérent, celui du grand nombre, que le chef de l’Etat vise. Il faut que les gens capables satisfassent le président de la République.

Dans ces 100 mille logements, quel pourcentage donneriez-vous à la région de Dakar et combien pour les autres régions ?
Je pense que 60% c’est trop pour le triangle Mbour-Dakar-Thiès, parce que l’Etat y a beaucoup investi. Il y a un problème d’équité territoriale qui se pose. Le Sénégal a toujours connu le problème de l’hypertrophie de Dakar. Justement ce manque d’équité, d’équilibre de l’armature urbaine de Dakar, c’est la faiblesse de la politique sénégalaise en termes d’aménagement du territoire du Sénégal, avec un déséquilibre très prononcé sur le tiers du littoral occidental de notre pays. C’est seulement dans ces conditions qu’on peut même produire un logement à 1 million, en baissant le taux d’intérêt à moins de 1%. Ce n’est pas utopique, parce que si la Sn Hlm, la Sicap et d’autres ont pu construire tout ce patrimoine-là, c’est parce que quelque part on leur a prêté de l’argent avec un différé de plus de 20 ans, avec une durée de remboursement de 50 ans et un taux d’intérêt de moins de 1%. Il faut réitérer ce contexte, parce que c’est possible avec ce projet titanesque du chef de l’Etat.