Le Secrétaire général de l’Agence sénégalaise de promotion des exportations (Asepex) a revêtu ses habits d’expert des questions commerciales pour analyser la demande d’adhésion du Maroc dans la Cedeao. Bathi Ciss pense que le Maroc gère ses intérêts et que les autres pays devraient avoir une stratégie propre. Sur le débat de la sortie du Cfa, il est d’avis qu’on doit avoir une économie solide comme préalable. Dans cet entretien accordé au journal Le Quotidien, il a été en outre question de l’Agoa et du niveau de préparation du Sénégal.

Dans le débat actuel sur la sortie du franc Cfa, il est déploré l’inexistence d’une monnaie commune spécifiquement africaine.
Il faut se féliciter de l’évolution de la Cedeao ces 10 dernières années. C’est l’un des aspects positifs de la pression des Ape. Elle a permis à la Cedeao de comprendre qu’il faut travailler davantage sur l’intégration. C’est dans ce cadre qu’on a un Tarif extérieur commun, un Plan communautaire de développement, qu’on a renforcé la politique agricole commune, pareil pour la politique industrielle commune. C’est dans ce contexte que l’initiative d’arriver à une monnaie unique s’est posée. Aujourd’hui, on a une région qui a plusieurs monnaies en circulation dans un marché commun. Mais pour tout faciliter, il faut une monnaie unique. C’est pourquoi le débat sur le Cfa peut être pertinent par moments, mais il ne faut pas danser plus vite que la musique. Il ne sert à rien de se précipiter pour avoir une monnaie qui n’a aucune valeur. Nous avons vu une expérience basée sur une émotion, qui est devenue une catastrophe. Les questions monétaires et économiques ne sont pas des questions d’émotion. Elles sont très sérieuses, d’où l’importance de les traiter de manière sereine. Ce n’est pas une question de slogan mais structurante. Aujourd’hui, je veux bien qu’on quitte le Cfa mais pas parce que c’est une monnaie coloniale. La réalité est que nous avons des pays qui ont leur monnaie mais qui ne s’en sortent pas. Sommes-nous mieux que ces pays-là ? Avons-nous posé les bases d’une économie assez forte pour sortir du Cfa et survivre ?

Quelle est votre analyse sur ces points ?
Il faut avoir une monnaie unique avant de sortir du Cfa. Et nous ne l’avons pas encore. Est-ce que devons-nous sortir pour qu’on dise que le Sénégal a maintenant sa propre monnaie ? C’est une question qui ne se règle pas sur 2, 3 ou 5 ans. Ce sont des questions de génération. Il est bon de poser la problématique du Cfa parce que d’aucuns expliquent que notre situation économique est tributaire du Cfa, alors que d’autres semblent soutenir le contraire. Je laisse ce débat aux spécialistes. Mais il est certain qu’on ne doit pas transférer ce combat au niveau politique ou de l’émotion. Si on doit quitter le Cfa, quel type de monnaie allons-nous avoir ? Quelle en serait la base ? Quels seront les Etats qui vont nous y accompagner ? Quelle est la cohérence avec l’intégration que nous sommes en train de mener, des politiques industrielles, etc. ? On doit répondre à ces interrogations plutôt que de soulever des questions d’émotion, de militantisme. Et ceux qui veulent qu’on quitte le Cfa ne nous ont pas encore donné de réponses. Si on quitte tous le Cfa, quel serait la monnaie que la Cedeao va utiliser ? Quelle serait sa valeur par rapport aux monnaies universelles ? Ce sont des questions qui sont au-delà de l’activisme. Les questions de souveraineté économique, financière et monétaire se posent en d’autres termes. La question de la production doit être résolue avant de parler de monnaie. Nous devons produire assez pour notre consommation avant de penser à l’exportation. A partir du moment où nous aurons une économie solide, une intégration réussie, on peut poser la question de la monnaie. On parle de panafricanisme mais beaucoup de personnes qui le disent méconnaissent la définition.

Pour vous Kémi Séba est donc un rêveur ?
Il y en a plein. Je ne caricature pas : des gens parlent de panafricanisme alors que c’est juste un slogan pour eux. Il faut dépasser ce stade. Quand on agite un débat, il faut un argumentaire derrière. Dire, «c’est du néocolonialisme» ; je suis désolé, mais cet argument est très léger. On peut dire dans ce cas que l’école française c’est du néocolonialisme. Est-elle utile ? Il y a du mauvais comme du bon dans toute chose. Le système parfait n’existe pas ! On doit traiter ces questions avec moins de passion et beaucoup de réalisme. Je suis convaincu que la Cedeao aura une monnaie unique mais on ne peut pas y arriver maintenant, donc ce n’est pas la peine de brûler un billet de 5 mille Cfa.

Parlons à présent de l’Agoa. Le Sénégal a participé au forum sur l’Agoa qui s’est récemment tenu à Lomé. Que peut-on retenir de cette rencontre ?
Du 8 au 10 août 2017 s’est tenu à Lomé, le forum Agoa dans sa 15ème édition. Ce forum réunit des pays éligibles à l’Agoa et les Usa pour discuter de l’évolution de cette loi qui donne la possibilité aux pays africains d’exporter vers les Usa sans payer les droits de douanes. Avec l’arrivée du Président Trump, il y a une certaine agitation des questions liées à la politique étrangère des Usa, notamment celle de l’Afri­que. Néanmoins, l’objectif de cette loi est de permettre aux pays africains d’échanger avec les Usa de façon beaucoup plus intense. On se rend compte aujourd’hui que ce sont généralement les pays anglophones qui arrivent à tirer leur épingle du jeu. Mais pour les pays francophones, la présence sur le marché américain est encore très faible.

Pourquoi les pays francophones sont-ils à la traine ? Est-ce un problème de langue ?
On refuse d’évoquer la barrière de la langue mais c’est quand même  un élément important. Mais pour l’essentiel c’est un problème de production. Les pays africains présents sur le marché américain sont anglophones et ont du pétrole. Si un Américain devrait importer de la poudre de bissap du Sénégal, il ne le ferait pas sur 2 ou 3 conteneurs. Ce sont des volumes très importants qui sont demandés. Or, on n’a pas encore des entreprises pouvant satisfaire cette demande. C’est le cas pour la plupart des pays francophones. On ne parvient pas à faire un chiffre d’affaires conséquent sur le marché américain parce qu’on a des problèmes de quantité et parfois de qualité. On a un problème de logistique, de qualité, de statistique, de finance, etc. Nous travaillons pour améliorer la production.

Quelles sont les solutions que le Sénégal a mises en place dans l’optique de résoudre ce problème ?
Nous travaillons aujourd’hui sur la création d’un consortium d’entreprises. Ses membres vont conjuguer leurs efforts pour satisfaire la demande d’un tel produit. On a même évoqué ce sujet au forum de Lomé, pour voir comment l’étendre au niveau africain en commençant par la Cedeao.
Pour faire du volume, il faut aussi avoir de l’argent. La nature des contrats commerciaux nécessite d’importantes ressources financières. Nous travaillons en ce sens avec la Bnde, le Fongip pour avoir des garanties. Et généralement, ce sont les Pme qu’on sent le plus. C’est pourquoi nous travaillons avec les banques privées pour assurer un financement de ces Pme.

Comment faire pour bénéficier du régime préférentiel de l’Agoa ?
Le Sénégal dispose d’un centre de ressources Agoa. On accompagne les entreprises sénégalaises désireuses d’exporter vers les Usa pour qu’elles profitent de l’Agoa. Malheureusement, ce centre de ressources est sous-utilisé parce qu’il faut encore communiquer davantage. Toute information et accompagne­ment  seront mis à la disposition de l’entreprise. Ce n’est pas compliqué d’exporter sur Agoa, il faut connaitre les règles. Et nous leur facilitons la tâche.

Qu’en est-il de la prolongation de l’Agoa ?
Les nouvelles autorités américaines ont montré un intérêt pour prolonger l’Agoa. Mais il ne faut pas oublier que c’est un régime unilatéral, pas un contrat. Du jour au lendemain, les Usa peuvent l’arrêter. C’est pourquoi l’Afrique doit avoir une stratégie pour préserver ses intérêts. Nous ne pouvons plus accepter que des produits viennent nous concurrencer sans contrepartie.

Le Maroc veut adhérer à la Cedeao. Comment l’expert des questions commerciales que vous êtes jugez-vous la question ?
Il est toujours bon de s’agrandir et d’avoir des économies fortes dans une union douanière ! Dans ce même contexte, la Mauritanie a signé un accord de coopération avec la Cedeao. Et le Maroc veut adhérer à la Cedeao. C’est une question très complexe à plusieurs niveaux. Car l’intégration en Afrique est structurée au niveau des communautés économiques régionales (Cer). Le Maroc veut être membre, il faut le voir sur plusieurs angles. Sous l’angle de la coopération économique, technique et financière, le Maroc a besoin d’un marché large et proche. Or la Cedeao est un marché dynamique, proche et attrayant, avec plus de 350 millions de consommateurs. L’Ue s’est battue durant ces 10 dernières années pour avoir un accord de partenariat économique avec la Cedeao. La Chine aussi est présente sur ce marché. Si le Maroc entre dans la zone, il y aura une réciprocité. Le royaume sera dans le marché commun. Il n’y aura plus de barrière douanière. La Cedeao a un tarif extérieur commun, une politique commune sur l’agriculture et l’industrie et nous tendons vers la monnaie unique. Si le Maroc veut entrer, c’est pour avoir un marché. Il gère ses intérêts. Nous, aussi, devons avoir une stratégie de pénétration du marché marocain. Nous devons prendre les garanties nécessaires pour éviter que notre agriculture, nos industries naissantes soient étouffées par l’arrivée de produits marocains.

Quelle est, selon vous, la bonne stratégie ?
C’est le renforcement de notre tissu économique et industriel. L’Etat du Sénégal est dans cette logique. Nous renforçons des tissus de production. On a une relation particulière avec le Maroc dans le domaine des services. Mais il nous faut davantage renforcer certains secteurs très exposés tels que l’agriculture. Il ne faut pas que nos agriculteurs souffrent face à la concurrence. En définitive l’adhésion peut être une bouffée d’oxygène comme elle peut s’avérer problématique.

Dans ce contexte, peut-on conclure que l’adhésion du Maroc est un piège ?
Il n’y a pas de mauvais accord en soi. Il faut travailler à en tirer le maximum de profit sur le marché marocain de la même manière que le royaume chérifien cherchera à tirer le maximum de profit sur le marché de la Cedeao. Nous devons pouvoir nous appuyer sur l’expérience marocaine dans beaucoup de secteurs et renforcer certains secteurs qui pourraient souffrir face à la concurrence marocaine.

Sur les négociations d’adhésion, pensez-vous que la Cedeao est sur la bonne voie pour l’obtenir ?
Oui ! Les négociations sont toujours difficiles car plusieurs aspects entrent en jeu. L’économie, la finance, la géostratégie, la politique, tout entre en compte. C’est pourquoi il faut avoir une approche systématique dans ce cas de figure. Je pense que les négociations avec le Maroc se passent bien. Nous sommes sur la bonne voie et nous pensons que cela va bientôt se concrétiser. Cependant, il ne faut pas oublier qu’on peut avoir un bon accord et que nous péchions dans la mise en œuvre.