La société sénégalaise est essentiellement productrice d’un marché de l’aumône qui fait que, comme le montre Aminata Sow Fall dans La grève des bàttus, les plus nantis ont besoin des mendiants dans une société où le don religieux est rarement désintéressé. Donner à un pauvre permet de conjurer le mauvais sort et d’attirer des bienfaits. Cette fonction sociale de l’aumône, ajoutée à la monétarisation des rapports sociaux en ville, a accéléré la migration des écoles coraniques vers les centres urbains et perverti l’enseignement coranique : de mendier de la nourriture et éventuellement de quoi se vêtir pour apprendre le Coran, les enfants talibés finissent par apprendre à mendier de l’argent.
Ce processus se décline en 4 logiques du don qui vont du confiage d’un enfant par son parent à un maître coranique (don 1 immatériel) à un citadin qui donne de l’argent à un talibé (don 4 monétaire), en passant par le prêt au maître coranique d’un habitat en ville souvent en chantier (don 2 prêt foncier) et la prise en charge des besoins alimentaires et vestimentaires du talibé par les habitants (don 3 alimentaire et vestimentaire). De même, en voulant éradiquer la mendicité des talibés, les Ong et associations mobilisent une aide internationale (don 5) afin de financer des actions visant à démanteler les écoles coraniques (don 6) en les ruralisant à nouveau par exemple. Ces deux dons institutionnels viennent se superposer aux quatre précédents religieux. Si les intentions sont louables et bon nombre d’actions concrètes et efficaces, la non-résolution du problème depuis des décennies sur ces mêmes modèles d’actions nous oblige à penser que les Ong et associations doivent revoir leurs modes opératoires parce que se pose le souci de l’éradication d’un système de don religieux en mobilisant un système de don institutionnel. Au-delà du fait que beaucoup de travailleurs mobilisés par ces Ong et associations sont vulnérables du fait de l’incertitude à long terme de leurs contrats de travail, qui dépendent des renouvellements des financements, on a observé sur le terrain, dans le cadre de nos travaux scientifiques entre 2007 et 2013, qu’il ne suffisait pas d’éradiquer la mendicité en ville, car financer des maîtres coraniques pour un retour à l’agriculture fait de ces organismes des complices implicites/involontaires de l’exploitation des enfants contre laquelle ils luttent : les maîtres coraniques réutilisent la force de travail des talibés comme ouvriers agricoles ; et la domination masculine sur des femmes rurales à qui on interdit d’espacer leurs grossesses se renforce, ce qui d’ailleurs est source de très forts taux de natalité, d’explosion démographique et, en l’insuffisance de structures éducatives laïques en milieu rural, d’explosion du nombre de talibés qui sont accueillis dans des daaras au village. Si ces dernières migraient en ville il y a 5 décennies, c’était à cause des sécheresses, donc pour des raisons d’ordre subversif ; la découverte du marché de l’aumône urbain a décliné ces raisons subversives en attractivité chez les maîtres coraniques.
La controverse autour de l’enchaînement des talibés de Ndiagne constitue le dernier stade des débats autour de ce problème dont l’entortillement ne fait plus aucun doute. Elle vient aussi consacrer l’élargissement des discussions sur la condition des talibés jusque-là dominées par la mendicité des écoles coraniques urbaines, aux daaras ruraux. Il faut relever que l’indignation autour de la situation de ces enfants s’est souvent manifestée de façon sélective lorsqu’ils passent leur temps à mendier dans les villes au détriment de l’apprentissage du Coran. Les écoles coraniques rurales, parce que traditionnellement épargnées par la mendicité monétaire, ont souvent été valorisées comme gages d’une formation solide qui aurait des vertus éducatives, alliant rigueur, discipline, humilité, courage etc. D’ailleurs, des hommes d’Etat et/ou intellectuels remarquables à l’instar de Abdoulaye Wade et Cheikh Anta Diop ou Cheikh Hamidou Kane ont été formés dans ces daaras comme celui très connu de Coki où a étudié Cheikh Anta Diop. A l’instar de Ndiagne, les talibés ont toujours été enchaînés à Coki. Les deux localités sont très proches d’ailleurs. De même, il est très fréquent à Touba de voir des enfants enchaînés de la même manière. Dans la capitale des Mourides, les enfants des marabouts confrériques n’échappent pas à cette sanction punitive réservée aux fugueurs : cette pratique est multiséculaire, comme en atteste Ibn Batuta qui, lors de sa visite de l’empire du Mali sous Mansa Souleymane entre 1352 et 1353, décrit des Soudanais, y compris les Cadis qui enchaînaient leurs propres enfants jusqu’à mémorisation du Coran. L’enchaînement des enfants talibés dans des daaras ruraux a toujours été un secret de polichinelle pour l’Etat, la société civile et les journalistes. Pourquoi donc ne s’est-on jamais indigné de cela et attendre la publication des photos des enfants de Ndiagne pour crier au scandale ? Pourquoi la médiatisation internationale de cette affaire parle d’esclavage d’enfants enchaînés ?
Cette affaire démontre encore une fois que c’est souvent la société civile mondiale qui dicte les rythmes, cadences et formes des polémiques sur les talibés. Elle démontre encore une fois l’asymétrie chronique entre une pédagogie de l’éducation par la violence acceptée et reconnue dans nos sociétés et une autre toujours poussée de la non-violence dans les sociétés occidentales. Elle démontre l’incapacité de notre société à se moderniser de façon endogène, assumée et non mimétique en se pliant officiellement aux injonctions occidentales par le biais des bailleurs Ong et organismes internationaux tout en laissant ramper des formes et pratiques séculaires éducatives, considérées fortement ici et ailleurs comme «dépassées» «barbares» et «esclavagistes», mais qui trouvent aussi une vraie légitimité auprès d’une frange conservatrice non négligeable de la population sénégalaise.
Les gouvernements successifs ont échoué sur la question des talibés parce que prisonniers confinés entre des injonctions internationales, une impuissance économique et des considérations électoralistes à l’égard de la puissante sphère maraboutique. Ils ont mené tour à tour une politique équilibriste frileuse pour essayer de résoudre ce phénomène. Ils ont fait plus qu’échouer, car «celui qui n’avance pas recule». Il est d’une urgence absolue que l’Etat du Sénégal prenne en charge totalement ce problème avec un postulat de départ absolu : dépoussiérer les discours autour des talibés en formalisant une perception de l’éducation des enfants. Cette formulation officielle devrait prendre en compte notre préoccupation nationale à éduquer nos enfants aussi bien de façon traditionnelle et religieuse qu’occidentale. C’est cela le progrès, la vraie modernité : c’est la capacité d’une société à se contemporanéiser tout en gardant ses valeurs, son authenticité. Toute autre voie conjoncturelle et/ou équilibriste conduirait à renforcer le fossé entre une sphère traditionnaliste et religieuse en quête de légitimité et de revanche sociale (parce qu’exclue par la domination arbitraire des diplômes de l’école laïque sur les modes de connaissance religieux et coutumiers, de l’exercice du pouvoir étatique), et une entité laïciste qui, par la colonisation française, s’est retrouvée seule dépositaire du pouvoir étatique officiel. Cette mobilité ascendante a toujours créé une frustration chez les dépositaires des pouvoirs précoloniaux. Cette mobilité nous a quelque part rendus immobiles, divisés et en quête d’identité entre tradition, modernité occidentale et religion. En ce sens, le phénomène talibé est un baromètre infaillible des différents enjeux et mécanismes de la société sénégalaise. Si l’Etat arrive à résoudre ce problème, ce serait un pas de géant, mais que le début d’un long chemin nécessaire à la résolution de la multitude de contradictions et tensions qui enferment notre société dans l’immobilisme et l’absence d’identité.
L’Etat doit reprendre la main sur la question et arrêter d’envoyer au charbon les acteurs de la société civile. Il doit agir sur chaque logique du don explicité plus haut afin de contrôler l’approvisionnement de la chaîne. Plutôt que la mendicité, il doit commencer par agir sur l’offre d’aumône. Cela passe par une vraie révolution de l’avènement d’une sécurité sociale sénégalaise officielle qui réconcilierait les valeurs religieuses de la zakat et celles traditionnelles du «sarax» (offrande, sacrifice) ; l’enjeu est de taille tant ces pratiques sont opaques, mais c’est une piste très sérieuse à explorer. De même, il faut agir impérativement sur la condition de la femme en milieu rural, avoir une vraie politique environnementale et agricole et renforcer l’arsenal juridique à l’encontre des trafiquants d’enfants maliens, bissau-guinéens, guinéens et parfois gambiens. Enfin, en tant que donateurs, les populations alimentent un phénomène qu’ils fustigent quotidiennement. Il serait temps que tout un chacun prenne ses responsabilités en arrêtant de contribuer au développement du phénomène talibé. L’enjeu est de taille et constitue un test majeur pour notre société en quête de progrès et de modernité, la vraie qui réconcilie les Peuples avec leurs identités.
Docteur Pape Momar NIANG
Sociologue des violences vulnérabilités et radicalités
Chargé d’enseignement-Chercheur /
Université de Toulouse 2
Jean-Jaurès
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