«Le Sénégal au cœur». C’est le titre du nouvel ouvrage du chef de l’Etat, de 168 pages, publié aux éditions Cherche midi. Et Macky Sall ne cherche pas midi à quatorze heures pour à la fois dérouler ses réalisations, mais aussi ses autres projets qu’il a pour les Sénégalais. Justement parce que, comme le rappelle la note de l’éditeur, il est «au terme de son premier mandat et à la veille d’une élection présidentielle». Le candidat sortant y explique donc comment et pourquoi il a «Le Sénégal au cœur»… de ses préoccupations. Il pouvait aussi titrer «La Présidentielle au cœur» parce qu’il n’épargne pas ses adversaires. Idrissa Seck qu’il dépeint en «fils pressé» à «tendance autoritaire». Karim Wade, «le fils adoré» dont la convocation à l’Assemblée lui a coûté le Perchoir. Et le père bien sûr qui, après avoir «écarté tous ceux qui lui faisaient de l’ombre, sombrait dans la paranoïa du pouvoir solitaire».

Après onze ans de combat dans l’opposition, la victoire est belle. Comme je l’ai expliqué plus haut, je n’ai pas fait le siège du Président Wade pour entrer au gouvernement. C’est venu naturellement. Mes adversaires qui ont parfaitement le droit de ne pas être d’accord avec moi ont répandu quelques ragots sur cette période. Je suis un démocrate, par conviction, par choix, et je n’accepte pas le mensonge et la calomnie. On a affirmé qu’en 2000, au moment de l’accession au pouvoir du Président Wade, j’étais aux abois, en proie à de grandes difficultés financières, contraint de vivre dans un petit studio. J’aurais exigé un poste. Ragots évidemment. L’inverse s’est produit. En tant que chef de division de Petrosen, je gagnais mieux ma vie qu’un haut fonctionnaire d’Etat. En 1995, Idrissa Seck qui vient d’être nommé au ministère du Commerce et de l’industrialisation dans le gouvernement de majorité élargie du Président Abdou Diouf me demande de le rejoindre comme directeur de l’Industrialisation. Je suis d’accord, mais il faut que Petrosen me détache auprès de lui. En effet, mon salaire est plus important que celui proposé et je veux être assuré de conserver mon statut. J’ai travaillé dur pour en arriver là, je suis père de famille et responsable des miens. Idrissa Seck, incorrigible anglophone, me lance : «I want you in my building», voulant dire par-là : «Je te veux dans mon cabinet».
Mais Petrosen refuse de me libérer et l’affaire s’arrête là, provisoirement. Je deviens ministre six ans plus tard, le 11 mai 2001. En novembre 2002, Idrissa Seck est nommé Premier ministre, je suis le numéro 2 du gouvernement. Etre ministre n’est pas seulement un titre ; il faut aussi savoir faire entendre sa voix, pas pour faire les titres de la presse, mais pour affirmer ses convictions. C’est difficile de dire non à un homme de son bord politique, de s’opposer au sein de sa propre majorité. Or Idrissa Seck est un homme à tendance autoritaire. Il y a des Premiers ministres plus «ronds», plus consensuels ; Idrissa Seck est tranchant, il ne demande pas, il ordonne. (…) Au cours des premiers mois à son poste, Idrissa Seck laisse percer des traits de caractère qui rendent le travail avec lui extrêmement difficile : arrogance, certitude d’avoir raison, autoritarisme…

«Je suis un Sénégalais de synthèse, à l’aise aussi bien avec les Sérères que les Toucouleurs»
Je crois que pour gouverner, il ne suffit pas de taper du poing sur la table et de dire d’une voix cassante : «C’est comme ça et c’est tout, j’ai décidé.» Dans un pays comme le mien, c’est important. Grâce à mes origines et à mon parcours, je suis un Sénégalais de synthèse. Je suis à l’aise aussi bien avec les Sérères que les Toucouleurs, comme avec toutes composantes de la société. C’est vivre sa sénégalité. J’ai la chance de parler le wolof et le pulaar aussi couramment que le français, j’avoue maîtriser un peu moins le sérère. Cet aspect de ma personnalité me fait détester les conflits ouverts, irrévocables, mais cela n’affecte pas mon côté combatif. J’ai été décrit un jour comme un «dur à cuire», caché sous le masque de l’homme calme, maître de lui. Je pense surtout que je veux défendre mes opinions, mes convictions, ce que je crois juste. Et après tout, nul ne s’est jamais perdu sur une route droite.
La presse, bien informée par les habituels canaux de ceux qui attisent le feu, s’empare de l’affaire dès le lendemain. «Divorce au sommet de l’Etat !» Le président de l’Assemblée nationale, Pape Diop, maire de Dakar et homme de confiance de Wade, endosse le costume de «casque bleu» gouvernemental. Il a donc organisé un dîner chez lui pour nous réconcilier. Je n’étais pas un ennemi du Premier ministre, nous avions des relations plutôt cordiales, mais ce dîner a scellé notre divergence. Je n’ai pas cédé d’un pouce sur la question du dossier des carrières de Thiès et Idrissa Seck n’a pas voulu écouter mes arguments. Je me suis levé de table dès que les règles de politesse et de bienséance me l’ont permis et me suis retiré le premier. J’ai ensuite très vite compris que le Premier ministre voulait jouer sa partition, qu’il n’allait pas seulement s’opposer à moi, mais surtout au Président. Dans une République comme la nôtre, où la figure du chef de l’Etat pèse beaucoup dans le fonctionnement des institutions, c’est suicidaire. Wade a très vite compris ce qui se passait, la presse aussi. Les articles sur un Etat bicéphale ou la guerre Wade-Seck se sont succédé. Chacun a choisi son camp, la majorité s’est déchirée entre les partisans du chef de l’Etat et ceux du chef du gouvernement, les réformes ont été bloquées, l’action gouvernementale a sombré dans l’immobilisme : la situation tournait au drame.

«Ministre de l’Intérieur, j’étais au milieu des tensions entre Wade et Seck»
Lors du remaniement ministériel d’août 2003, Wade m’annonce : «Je veux que vous alliez à l’Intérieur.» Jusqu’ici, j’étais dans un ministère technique. Là, je me rapproche du tout-politique, voire du cœur de l’Etat. Je ne le désirais pas. Il m’a poussé à le faire. «Si c’est votre choix et si j’ai votre soutien, je l’accepte.» A ce poste hautement sensible et très difficile, j’étais au milieu des tensions entre Wade et Seck, entre le marteau et l’enclume. Le rôle du ministre de l’Intérieur n’est pas facile, mais je l’ai assumé avec loyauté. La pression et les coups bas étaient choses courantes. On me disait très souvent que le Président voulait absolument telle ou telle mesure, et quand je le voyais et lui en parlais, il répondit, surpris : «Je n’ai jamais dit ça.»
(…)
Au bout de huit mois, il m’a désigné pour remplacer Idrissa Seck à la primature. Le 21 avril 2004, j’étais nommé chef du gouvernement, poste que je conservais jusqu’au 19 juin 2007. Ce furent des années intenses de travail, de coordination du travail gouvernemental et de management politique du Parti démocratique sénégalais, en ma qualité de numéro deux.
(…)

«Idrissa Seck, le fils pressé, Karim, le fils adoré, et moi,
le fils discret»
Tout semble aller pour le mieux alors que se profile l’élection présidentielle de 2007. Je suis nommé directeur de campagne de Wade. Je me suis fixé un objectif : faire réélire le Président dès le premier tour. Pour ce faire, une équipe d’étude et de sondage d’opinion est constituée. Avec les enquêtes, nous pouvons affiner notre stratégie en temps réel. Au soir du premier tour, les jeux sont faits : Wade réélu avec 55,90% des voix. Quelques signes auraient dû m’alerter sur ma disgrâce à venir. Le contenu de réunions stratégiques qui filtre dans la presse, où je suis dépeint comme une sorte de Machiavel, l’interventionnisme forcené du fils du Président, Karim, un soi-disant rapport de police qui affirmait que j’étais incapable d’assurer la victoire au premier tour… Je n’ai pas voulu lire ces augures, persuadé que les faits démonteraient tout cela. Lorsque la réélection fut actée, je pensais avoir échappé au pire puisque j’avais gagné mon pari. Un autre événement aurait dû faire plus fortement résonner en moi la sonnette d’alarme : le 19 juillet 2007, je me rends à une réunion de la direction du Pds au Palais présidentiel. Je viens de démissionner comme prévu de mon poste de Premier ministre, mais je suis toujours le numéro deux du parti. A l’entrée, le gendarme demande à me contrôler, je le laisse faire son travail. Mais voilà, c’est long, inutilement long et insistant. Ma patience légendaire est mise à mal, puis s’émousse lorsque le gendarme me lance : «Monsieur, vous devez vous soumettre à la fouille corporelle.»
-Pardon ?
– «Désolé, nous avons reçu des ordres.»
Je fais aussitôt demi-tour. A peine arrivé chez moi, le téléphone sonne, c’est le Président Wade.
«Je viens d’être informé de l’incident avec la sécurité. C’est réglé, tu peux revenir, nous t’attendons.»
«Désolé monsieur le Président, je ne reviens pas. Ce qui s’est passé est scandaleux.»
On me rapporte que Wade aurait alors dit : «Macky Sall ne devrait pas bouder pour si peu. Son comportement est une erreur.»
Nous étions trois, les trois fils de Wade, ainsi que la presse nous avait baptisés. Il y avait Idrissa Seck, le fils pressé, Karim Wade, le fils adoré, et puis moi, le fils discret. Karim avait pour lui les liens de sang, ce sont les plus forts. Mais je n’aurais jamais imaginé que son père, que j’admirais tant, aurait pu mépriser à ce point les lois de la République pour tenter d’instaurer une dynastie.»
(…)
«J’ai toujours assumé mon parcours aux côtés de Wade. J’ai passé onze ans dans l’opposition et sept ans avec le chef de l’Etat. Ce qui m’a révolté en 2008, c’était le sentiment d’une profonde injustice. Mon engagement avait été total à l’égard de Wade, et ma fidélité absolue. J’ai travaillé sous les ordres du Président comme conseiller, puis ministre, chef du gouvernement, jusqu’à présider l’Assemblée nationale. Je rappelle les faits tels que je les ai vécus. Plusieurs enquêtes de presse évoquent des malversations financières dans la tenue du sommet de l’Organisation de la conférence islamique à Dakar. La préparation de ce sommet était placée sous la responsabilité de Karim Wade, fils du Président. De grosses sommes d’argent avaient été investies dans les travaux et les aménagements nécessaires pour accueillir la réunion. La Commission de l’économie générale du Parlement, présidée par un membre de la majorité présidentielle, veut entendre Karim Wade et Abdoulaye Baldé, respectivement président et directeur exécutif de l’Agence nationale pour l’organisation de la conférence islamique (Anoci). En demandant cette audition, elle est parfaitement dans son rôle. On parle du fils du Président certes, mais nous sommes dans une démocratie où chacun a sa partition à jouer et où nul n’est censé ignorer la loi ni se mettre au-dessus d’elle. Je suis le président de l’Assemblée nationale, donc je contresigne la lettre officielle qui convoque Wade junior, c’est mon rôle. Si j’avais refusé de signer cette lettre, je me serais mis hors-la-loi, ce qui était impensable. Le président de l’Assemblée nationale ne participe pas à cette commission. C’est celle-ci, comme toutes les autres, qui organise son programme de sessions comme elle l’entend. Lorsque la conférence des présidents se réunit, on examine le calendrier parlementaire. C’est là où chaque membre de la commission peut demander d’entendre qui il veut, à propos de tel ou tel sujet. Or personne n’avait émis d’objection, bien au contraire, à l’audition des dirigeants de l’Anoci. Les députés membres de la commission l’ont dit et répété avant, pendant et après cette affaire : leur démarche n’avait rien d’hostile. Imagine-t-on aux Etats-Unis ou en France un président de la République exigeant la démission du président du Sénat ou de l’Assemblée nationale parce que celui-ci ou celle-ci auditionne un de ses proches ? Au moment où Wade m’avait demandé de prendre la présidence de l’Assemblée, il m’avait dit : «Il faut une Assemblée de rupture. Je compte sur toi.» On a vu de quelle rupture il parlait. Un matin, on vous réveille et on vous accuse d’avoir osé convoquer le fils du Président. Et pour ça, je dois passer à la guillotine. Je dois démissionner. J’ai encore dans l’oreille les mots de Wade au téléphone : «Tu dois me rendre ce que je t’ai donné. Je ne te fais plus confiance.» Je n’ai pas hésité une seconde : «Non !».
Il y eut un silence. Je crois que Wade ne s’attendait pas à ce que son fidèle Macky lui résiste. Il a sous-estimé mon sens de l’honneur et de la justice. Le Président avait écarté tous ceux qui lui faisaient de l’ombre, il avait viré Idrissa Seck, il sombrait dans la paranoïa du pouvoir solitaire. Je suis sûr qu’il était persuadé que j’étais à la manœuvre et qu’en visant son fils, je voulais l’attaquer, lui ! Son entourage a certainement joué un rôle dans cette affaire, on l’a influencé. L’occasion était belle pour écarter un rival potentiel. Je venais de perdre ma mère le 23 septembre 2008. Le 4 octobre, j’ai signé la convocation de Karim Wade. La presse s’en est mêlée. Courtisans et intrigants ont monté le Président contre moi.
Ce qui m’a révolté, c’est la manière dont tout cela s’est passé. Il aurait pu me parler correctement, me dire qu’il y avait un problème, mais m’ordonner de partir sur-le-champ et de démissionner parce que j’aurais fauté, c’était inadmissible.
(…)

«Le Président Wade avait déjà évoqué cette vice-présidence avec moi…»
La rupture avec Abdoulaye Wade fut très dure à vivre. Cela faisait presque vingt ans que je combattais à ses côtés. Du jour au lendemain, j’étais redevenu pour le Président et son entourage le paria, l’ennemi à abattre, un effronté à détruire. Les gens vous évitent. Dans ces moments, on se retrouve face à une certaine solitude. Heureusement, il y a toujours les proches, les amis, ceux qui ont compris ce qui se passait et qui ne l’ont pas accepté. Cela permet d’avancer malgré la dureté des temps. C’est en réaction à cette tentation d’autocratie que j’ai impulsé, une fois élu, une réforme de la Constitution. Non seulement j’ai proposé une révision constitutionnelle pour la réduction du mandat du président de la République de sept à cinq ans, mais celui-ci n’est renouvelable qu’une seule fois. C’est acquis : on ne peut plus toucher à la durée du mandat ni se faire réélire définitivement. Le Sénégal a évité un «maréchal-président à vie», et j’entends bien qu’il ne tombe pas dans le népotisme. D’ailleurs, lorsque le Président Wade a voulu imposer une réforme de la Constitution pour instaurer une vice-présidence, il a dû reculer devant les manifestations populaires du fameux 23 juin. Le Président Wade avait déjà évoqué cette vice-présidence avec moi, juste après son élection de 2007. Il voulait pourvoir ce poste par décret. Le vice-président aurait donc été amené à suppléer le Président en cas d’incapacité ; un siège honorifique destiné à m’écarter en douceur. J’y ai surtout vu un mépris de la démocratie et de la République et j’ai indiqué au Président que la vice-présidence n’était pas opportune.

«Allez, cette affaire a assez duré, cela suffit, tu démissionnes»
Cette affaire connut d’amples rebondissements. La plupart des gens proches du Président Wade voulaient ma tête, mais il y eut une trêve au début de l’année 2008. (…) On fouille mon passé, on cherche la faute, avérée ou supposée. Un jour, on affirme que je ne serais qu’un «ingénieur de conception» et non un «ingénieur des travaux», j’aurais donc usurpé mon emploi. Hélas, pour eux, le directeur de l’Ist précise devant les médias que l’ingénieur de conception est plus qualifié que celui des travaux. Raté ! Ensuite, on cherche le magot. J’ai forcément dû magouiller, planquer de l’argent détourné… Les services de police sont mis sur le coup, mais en pure perte. Le Palais ira même jusqu’à faire pression sur ma femme. Ils connaissaient bien mal cette dernière. Le Président Wade change de tactique, il finit par me convoquer pour un entretien. Je me rends donc au Palais, je n’ai aucune raison de refuser cette entrevue. Je suis président de l’Assemblée nationale, il est président de la République. Après quelques courtoisies de façade, le dialogue va vite tourner court :
«Comment ça va à l’Assemblée ?
Ça va, monsieur le Président.
Arrête de me raconter des histoires, cela ne va pas du tout là-bas. L’Assemblée est bloquée, rien ne marche et tu t’obstines à vouloir rester.»
Un silence s’installe, le Président Wade reprend, son ton de voix est ferme, cassant : «Allez, cette affaire a assez duré, cela suffit, tu démissionnes.»
Je laisse passer encore un silence, puis je réponds – ma voix contraste avec la sienne, je reste calme et mesuré, je soutiens son regard : «Désolé monsieur le Président, je confirme qu’il n’y a aucun problème à l’Assemblée et qu’il n’y a rien qui puisse être assimilé à un blocage. Je n’ai aucune raison de démissionner et je ne le ferai pas. Vous avez manifestement des raisons de vouloir mon départ, c’est donc à vous de me faire partir. Mais je ne vous offrirai pas ma démission.»
Il ne s’attendait pas à une telle réaction, il est surpris, mais verse vite dans la menace : «Tu cherches des histoires, tu seras servi.»
Puis il se lève, l’entretien est terminé. Il n’y a pas de poignée de mains, il ne me raccompagne pas. Je me dirige vers la sortie, et je l’entends me dire, dans un murmure : «Tu l’auras voulu.»
La porte de son bureau claque derrière moi. Je sens qu’il était furieux. Je sais combien mon adversaire est redoutable. Depuis son entrée dans l’arène politique en 1974, chaque fois qu’il a voulu abattre quelqu’un, il a réussi, et nul ne s’est relevé. J’entends bien être l’exception qui confirme la règle.
(…)

Moi, Niangal Sall
«Le Sérère», c’est un surnom que j’ai peut-être mérité. Comme certains ont pu s’en rendre compte, je ne suis pas particulièrement souple. Mais je suis beaucoup moins rigide que mon image pourrait le laisser croire. Etre un homme d’Etat, cela veut dire trancher, prendre des décisions, rendre des arbitrages, donc mécontenter une partie de ceux qui subissent le contrecoup de ces décisions. De plus, j’ai accédé à la Présidence avec un double désavantage : pour certains, j’étais le produit du système que j’entendais combattre, j’avais été Premier ministre de Wade, donc qu’allais-je faire de neuf, en quoi pouvais-je rompre avec les pratiques du Pds ? Pour d’autres, ces électeurs n’avaient pas voté pour moi, mais contre Wade, j’étais donc élu «par défaut». Si on analyse le bilan de ma présidence, les faits parlent d’eux-mêmes.
Je repars au combat pour un nouveau mandat, le dernier. J’ai toujours la foi en mon pays, le même désir de le faire progresser. Les journées sont longues ; je ne me couche jamais avant 2h ou 3h du matin, je suis à 9h 30 au bureau jusqu’à 15h. Ensuite, je fais la pause-déjeuner et je me remets à la tâche vers 16 heures. Je reste à mon bureau jusqu’à 23h. Je ne me plains évidemment pas : c’est le prix à payer lorsqu’on se donne comme exigence de faire le job. Le pouvoir change-t-il ceux qui le possèdent ? M’a-t-il changé moi ? Je ne le crois pas. En principe si le pouvoir vous métamorphose, c’est que vous aviez des motivations qui étaient le reflet de votre nature profonde. Le pouvoir ne doit pas changer l’homme ; en revanche, l’homme peut changer le cours du pouvoir, il peut changer le cours de l’histoire et la nature du pouvoir. Intrinsè­quement, celui-ci est un moyen d’atteindre les objectifs qu’on s’est fixé : projets de société, de transformation, de construction, volonté de changement.
Il vous donne les moyens d’agir, mais ne doit en aucun cas changer votre personnalité intérieure et votre manière de vivre, même si forcément votre environnement n’est plus le même. Il y a des contraintes de la fonction ; vous ne pouvez plus faire ce que vous voulez en termes de liberté et de temps. Mais je pense que par rapport à ma personne, à mes intimes convictions, le pouvoir ne m’a pas changé et ne va plus le faire : il est trop tard pour les modifications essentielles.
C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, avec mon épouse, nous avons décidé de rejoindre notre domicile familial en cours de mandat : c’est la première fois au Sénégal que le président de la République quitte le Palais et rentre vivre chez lui. Au début, en 2012, je suis resté chez moi pendant près d’un an et dans l’opinion publique on se demandait pourquoi j’agissais ainsi : il paraît que je créais des embouteillages entre mon domicile et la Présidence. Je ne voulais surtout pas bloquer la circulation pendant mes déplacements. Après ces polémiques, j’ai emménagé au Palais en décembre 2012, mais fin 2015, nous sommes retournés chez nous. Pour moi, cela a valeur de symbole et de pédagogie. Si le Président dort chez lui, cela ramène les choses à une dimension plus humaine. Et pour autant, cela ne l’empêche pas, bien au contraire, d’incarner la fonction. C’était un pas important. Ailleurs, cela se fait. Je connais des chefs d’Etat qui logent chez eux sans que cela ne pose problème.
Il y a deux conceptions possibles de l’exercice du pouvoir. La première est jouissive de matériels : l’autorité, l’argent, les avantages, les honneurs, la puissance. Celle-là est susceptible de nous transformer et de nous rendre esclave de cette volonté de puissance. On peut perdre à la fois son indépendance et son objectivité.
L’autre conception est sacerdotale : on est là pour servir son pays et son Peuple. Certes elle donne accès à un certain nombre de privilèges liés à l’exercice, mais ce n’est pas la finalité et nous ne sommes pas là pour nous servir. De toute ma vie, je n’ai jamais fonctionné ainsi : c’est pourquoi j’ai été capable de renoncer à tout au moment de l’affrontement avec Wade alors que je ne savais pas dans quelle direction aller, ni ce que le lendemain me réservait. Mais à partir du moment où l’éthique était en rupture avec la pratique, avec mon parti et le régime dans lequel je servais, j’ai, fidèle aux enseignements des miens, l’incertitude et l’insécurité matérielle avec la conscience tranquille.