Elle m’a été racontée maintes fois par une voix qui compte chez nous (en Afrique, le vieillard est considéré comme une bibliothèque), cette histoire que voici, rapportée tant bien que mal dans des termes succincts :
Un jeune homme plein de vie, après avoir bourlingué et roulé sa bosse dans plusieurs et différents daara°, quitta son dernier maître avec fracas, faisant montre d’un mépris sans commune mesure. Il en savait, pensait-il, plus que tous dans les sciences de la vie.

En chemin, il tomba sur un vieil artisan affairé sur un mors qui cassait tout le temps entre ses mains. L’artisan était assis entre deux gigantesques tas des produits de son œuvre : à sa droite, gisaient des millions de mors cassés ou inachevés, et à sa gauche, une autre montagne de ces objets, mais cette fois-ci impeccables dans leur conception.

Intrigué par ce qu’il voyait, notre bonhomme s’en ouvrit au vieil ouvrier. Que signifiait chacun de ces tas ? Et qu’en était-il de ce derniers mors qui cassait à chaque fois entre ses mains ?

Le vieil artiste lui répondit calmement ceci : le tas de gauche, ce sont les mors avec lesquels je conduis et dirige la vie des damnés de la terre ; celui de droite constitue l’ensemble des mors qui étaient destinés aux vertueux, ceux-là même qui échappent tout le temps à mon diktat. Quant à celui qui casse entre mes mains, c’est celui que je cherche à faire à ton dernier maître que je n’arrive pas à contrôler jusqu’ici.

Et qu’en est-il de moi, s’empressa de demander notre bonhomme, se pensant l’un des plus vertueux de l’univers ? Toi mon fils, répondit le vieux sans sourciller, tu n’en as pas besoin ; tu es depuis toujours à mon service ; tu exécutes mes souhaits sans que je ne lève le plus petit doigt pour t’indiquer la voie. Pour que le lecteur comprenne mieux la portée de cette histoire, qu’il remplace simplement dans le récit le vieux par Ibliis°ou Satan et notre jeune homme par l’orgueil ou rëy° qui sait habiter la poitrine de bon nombre d’entre nous.
L’orgueil donc est un poison. Lorsqu’il est lié à la moindre parcelle de pouvoir, il peut engendrer des comportements néfastes et des abus navrants. Parce qu’il est sentiment de supériorité sur ses semblables, une estime excessive de soi, un désir de domination, voire un mépris pour les autres, il conduit inéluctablement à l’effondrement de systèmes ou de sociétés. Un pouvoir exercé dans l’orgueil ou par orgueil conduit forcément à l’isolement, à la perte de relations saines et à la souffrance personnelle.

Si le cancer est une maladie redoutable pour toute partie du corps déjà atteinte, l’orgueil aussi ronge notre affect, nous déshumanise en suivant une courbe sur sept dimensions, des dimensions plus ou moins schizophrènes : chercher à se placer en tout temps et en tout lieu au centre de l’attention ; vouloir toujours avoir raison sur tout et sur tous ; vouloir tout diriger car pensant que les autres en sont incapables ; penser que sa seule parole vaut, celle du prochain ne compte pas ; accorder plus d’importance à son statut qu’à son rôle réel ; mépriser les gens que l’on pense faibles et les personnes différentes ; juger durement et sans discernement les autres. Sacré portrait robot !
Pour détruire une Nation, piétiner une République, disloquer un Etat, bâillonner un Peuple, peut-on trouver mieux ?

L’adage wolof nous apprenait depuis fort longtemps que «tànkatu dàll, ci ay carax lay mujj».

Ensemble, nous avions tenté le diable ; séduits que nous étions par un discours que nous nous efforcions d’accepter malgré ses limites objectives, sa violence, son incohérence, sa banalité, ses inepties et ses relents manipulateurs. Nous avons donné notre soutien indéfectible en détournant le regard sur cet ouragan qui menaçait notre cohésion sociale, notre quiétude et nos valeurs ancestrales.

«Lu waay rendi, ci ay yoxoom la nacc» : universitaires pétitionnaires, intellectuels, journalistes, hommes de lettres, Société civile, tous rasent aujourd’hui les murs. Hier, chacun agissait plus pour la haine d’un homme, contre un homme, que pour le rayonnement démocratique de notre pays.
Et Aliou, le doyen de la Société civile, doit pouvoir en témoigner : «Yenn ceebu yapp yi, du rees ndekkete !»
Amadou FALL
IEE à la retraite à Guinguinéo
zemaria64@yahoo.fr