Ces dernières années, les musiciens sénégalais ou leurs collaborateurs sont devenus des habitués des prétoires. Faux billets, trafic de faux visas, escroquerie en tous genres ont amené ces artistes à comparaître devant les tribunaux. Dernier sur la liste, Djidiak Diouf, manager de Viviane Chidid, a été déféré au Parquet hier avec son co-accusé. Le Dr Saliou Ndour a soutenu il y a quelques années une thèse de doctorat sur les industries culturelles au Sénégal. Dans cet entretien, il donne sa lecture sur ces faits récurrents qui, selon lui, démontrent la précarité qui existe dans le secteur de la musique.

L’arrestation du manager de Viviane Ndour n’est que la dernière affaire en date. Avant, il y a eu l’affaire Thione Seck et d’autres encore. Est-ce que tout cela ne signifie pas que quelque part dans le secteur de la musique il y a une précarité des artistes ?
Absolument ! Il y a une précarité terrible chez les artistes aujourd’hui. On ne s’en rend pas compte quand on voit les têtes d’affiches. Mais ça c’est l’arbre qui cache la forêt et qui fait que souvent on pense qu’ils roulent sur de l’or. Or ce n’est pas le cas. C’est une précarité liée à beaucoup de facteurs. Mais le premier facteur, c’est l’irruption du numérique. Dans la culture, les arts, la musique, ça bouleverse complètement la donne. Les artistes sortent maintenant des singles, ils ne sortent plus de Cd. Pour continuer à exister, ils misent sur le spectacle vivant. Or le spectacle vivant a un coût énorme. Et il faut des subventions. Mais on se rend compte, pas seulement au Sénégal, que l’on a diminué les subventions de manière drastique. Tout ça a contribué à rendre précaire la situation sociale des artistes. Mais il y a aussi le regard que les Sénégalais ont de l’artiste. C’est quelqu’un qui est considéré comme riche, faisant partie de l’establishment social. Donc, il y a des exigences par rapport au vécu et à sa situation sociale. On ne peut pas imaginer qu’un célèbre artiste ne puisse pas rouler dans des bolides, qu’il ne puisse pas avoir une très belle maison. Tout ça crée des problèmes et pousse les artistes à rentrer dans des trafics. Je pense qu’il faudrait vraiment les soutenir. Je reviens du Festival international de Sédhiou (Fis) et c’était l’objet de ma communication. On dit que l’art ne nourrit pas son homme. Mais aujourd’hui, l’art est un facteur qui permet de créer de la richesse et des emplois. On parle d’industries culturelles et récréatives. Dans les pays développés, ce sont des secteurs qui rapportent plus même que certains secteurs comme l’alimentation ou l’armement. C’est en Afrique que l’on n’a pas encore la claire conscience de ce que peuvent représenter l’art et les industries culturelles et créatives. On en parle souvent, mais ça se limite aux déclarations d’intention. Mais en réalité, il faut une politique culturelle assez hardie, soutenir une réflexion autour du secteur de la culture en tant que secteur créateur, pourvoyeur d’emplois et important pour le développement. Dans nos pays, c’est par le secteur culturel qu’on peut être compétitif parce qu’on a une diversité culturelle extraordinaire.

Ce sont les artistes qui n’ont pas su rattraper le train de la modernité ou c’est l’Etat qui n’a pas mis en place les instruments nécessaires pour développer ce secteur ?
C’est en fait une réalité qui s’impose à nous. La mondialisation s’est imposée à nous. Il faut que les artistes aillent en ce sens puisqu’on ne peut pas l’arrêter. On parle de fracture numérique, mais il faut combler ce retard. Et aussi avoir de bonnes formations pour permettre aux artistes d’exister sur le plan international. Les Nigérians y sont arrivés. Ils se sont imposés sur le plan international et leur musique rivalise avec celle des Américains. Pour nous aussi, il faut qu’on se saisisse de cela, qu’on aille dans le sens d’exister sur la scène internationale. C’est une opportunité, mais il faut aussi un accompagnement de l’Etat. Vous allez dans les régions, il n’y a absolument rien. Il faut une politique culturelle qui puisse installer des infrastructures, des salles de spectacle. Le talent existe. Pas seulement à Dakar. Dans des régions très éloignées, il y a un patrimoine musical extraordinaire. Pour­quoi on ne met pas cela en valeur ?

Il y a quelques années, vous aviez fait des travaux sur les industries créatives au Sénégal. Qu’est-ce qui a changé depuis ?
C’est fondamentalement l’irruption du numérique devenu plus prégnant et qui a complètement bouleversé la donne. En quelques années, on a l’impression que les Cd et autres relèvent de la préhistoire. Il y a beaucoup d’eau qui a coulé sous les ponts. Mais je pense qu’il faut aujourd’hui restructurer et accompagner les artistes qui sont devenus plus nombreux. Mais beaucoup d’appelés et peu d’élus. J’ai même l’impression qu’il n’y a plus de grands musiciens de la trempe de Youssou Ndour, Baba Maal, Ismaïla Lô ou Oumar Pène etc. Les jeunes sont très pressés. Dès qu’ils deviennent une célébrité, ils pensent qu’ils ont atteint le sommet. Or avant eux, leurs aînés travaillaient dans l’humilité, dans des conditions extrêmement difficiles. Et ils ont pu sortir des chefs d’œuvre qui défient le temps.
Est-ce qu’aujourd’hui on sait combien génère exactement l’industrie musicale au Sénégal ?
Sur le plan statistique, c’est très difficile. La première raison, c’est ce que certains ont appelé l’errance statistique du fait de l’informel. C’est très difficile d’avoir des chiffres aujourd’hui parce que vous allez à Sandaga, il n’y a plus de Cd. Ils se sont mis au diapason et proposent des clés Usb avec des enregistrements. C’est une perte incommensurable pour les artistes. C’est très difficile à quantifier. Mais aujourd’hui, j’ai l’impression que les artistes ne vendent plus et j’ai même fait le constat qu’ils vont de moins en moins se produire au Grand Théâtre.