L’examen par le Parlement de la Loi de finances 2026 va bien au-delà d’une simple répartition des crédits budgétaires. Il s’agit d’un processus approfondi qui consiste à passer en revue, secteur par secteur, l’ensemble des sujets brûlants qui traversent le pays. A travers cette démarche, chaque domaine est analysé afin de mettre en lumière les priorités, les difficultés structurelles et les attentes sociales, illustrant ainsi le rôle central du Parlement dans l’orientation des politiques publiques et dans la réponse aux préoccupations nationales. Parmi les nombreux domaines examinés lors de l’étude parlementaire de la Loi de finances 2026, l’agriculture et l’enseignement supérieur se distinguent particulièrement, notamment au regard des récentes déclarations des ministres en charge. Ces deux secteurs, au cœur des enjeux socio-économiques du pays, reflètent à la fois les attentes de la société et les difficultés structurelles persistantes.

Pour l’enseignement supérieur, c’est l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad) qui est de nouveau l’épicentre d’une onde de choc qui révèle, une fois de plus, le fossé grandissant entre le cadre légal de l’enseignement supérieur et les dures réalités de la massification estudiantine. Affrontements, blessés et suspension des cours sont le triste décor d’une mobilisation qui se concentre sur un point névralgique : un retard de 14 mois dans le paiement des allocations d’études et l’accès au cycle Master. «Le ministre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation a fait une communication sur l’amélioration du système de paiement des allocations d’études», renseigne le communiqué du Conseil des ministres du mercredi 3 décembre 2025. Sans autres précisions. Et sans communication du président de la République, ni du Premier ministre, après une dizaine de jours d’affrontements entre étudiants et Forces de sécurité.

Deux ans de bourse, Daouda a tout faux
Deux choses à retenir cependant dans les interventions du ministre Daouda Ngom devant le Parlement et à la Télévision nationale (invité du Jt du 20h du mercredi 3 décembre). La première est la forme de communication consistant, tout au long de son speech, à parler de la Direction des bourses comme d’une entité étrangère à son département. Or, le décret de répartition des services de l’Etat place la Direction des bourses dans son cabinet. Mieux, toutes les attributions de bourses sont validées et signées par le ministre en charge de l’Enseignement supérieur qu’il est. De ce qui précède, Daouda Ngom fait une communication comme s’il voulait dire : «Ce n’est pas moi, c’est le directeur des Bourses !» Une vraie fuite en avant. Du ponce-pilatisme à l’état pur. En situation de crise, l’autorité ne se met-elle pas devant pour assumer et protéger ses collaborateurs ?

Dans le fond, le ministre Daouda Ngom, lors de son intervention devant les parlementaires, a rappelé qu’un montant total de 98 milliards de F Cfa a été décaissé entre septembre 2024 et octobre 2025 (90 pour les bourses nationales et 8 pour les bourses étrangères). «L’Etat consent des efforts immenses dans les œuvres sociales universitaires, notamment sur la restauration, toujours subventionnée», a soutenu le Pr Ngom, insistant sur la nécessité de réexaminer le cadre réglementaire qui encadre les allocations d’études. «Il faut une révision du décret 2014-963», a-t-il indiqué en référence au texte qui fixe depuis 2014 les critères d’attribution des bourses, ainsi que les modalités relatives aux demi-bourses, particulièrement liées aux performances au baccalauréat.

Il semble toutefois que le ministre veut réformer un texte qu’il ne comprend pas, ou il fait exprès de ne pas dire ce que ledit texte prévoit. En effet, quand Daouda Ngom affirme que les étudiants en cycle de Master ont droit à «deux ans de bourse, avec une dérogation possible pour une troisième année», cela est contraire à ce que dit le décret qu’il évoque. A l’article 13 (chapitre 4) du décret 2014-963, il est clairement mentionné : «les allocations d’études sont renouvelées en cas de poursuite des études sans redoublement dans le même cycle» ; et «dans le cas d’un seul redoublement dans le même cycle». En termes plus simples, la durée légale de la bourse du cycle Licence est de 4 ans (L1, L2, L3, avec la possibilité de reprendre une année avec le maintien de sa bourse) et de 3 ans pour le Master (M1, M2, avec la possibilité de reprendre une année). Le ministre a donc tout faux en parlant de 2 ans pour la bourse de Master.
Le décret 2014-963 est clair. Il institutionnalise la bourse comme un outil de mérite (bourses d’excellence, bourses entières) basé sur la performance au baccalauréat, ou comme une aide sociale ciblée. Il est le fruit des Concertations dites «nationales» sur l’avenir de l’enseignement supérieur (Cnaes) de 2013. Ce texte, conçu pour rationaliser la gestion budgétaire et encourager l’excellence, est aujourd’hui une source majeure de friction. Les étudiants, confrontés à des retards de paiement (parfois plusieurs mois) et à des difficultés structurelles pour valider leurs crédits dans les délais impartis, perçoivent ce décret non pas comme un droit, mais comme une contrainte administrative rigide. Lorsque les cursus ne suivent pas les deux ans théoriques du Master, les étudiants se retrouvent sans ressources, alimentant la frustration et la colère. En juillet 2025, Abdourahmane Diouf, alors ministre de l’Enseignement supérieur, disait qu’un étudiant coûtait 1 178 742 F Cfa en moyenne à l’Etat sénégalais pour l’année 2024. Mais à entendre son successeur, c’est comme si ce montant était exorbitant. D’où l’interpellation des députés de l’opposition qui se demandent si l’actuel gouvernement ne va pas vers la suppression des bourses.

Les «records» fantaisistes de Mabouba, le ministre Tik-Tok
A l’Hémicycle toujours, loin des espaces estudiantins, Mabouba Diagne, le ministre de l’Agriculture, se distingue comme un autre équilibriste de la vérité. A l’ère de la post-vérité pastéfienne, lui, c’est un As avec les chiffres sur l’agriculture. Selon les données provisoires, la Campagne agricole 2025-2026 affiche des hausses spectaculaires par rapport à l’année précédente. Mabouba Diagne liste : plus de 22% pour l’arachide, 29% pour le maïs, 16% pour le niébé, 66% pour le coton, 30% pour la pastèque. Les volumes totaux, dit-il, atteignent des niveaux rarement observés : 960 000 tonnes d’arachide, 639 000 tonnes de maïs, 450 000 tonnes d’oignons, 250 000 tonnes de pommes de terre, 112 000 tonnes de bananes et 25 000 tonnes de coton. «Dans la vallée du fleuve, certains périmètres ont même enregistré 10 tonnes de riz à l’hectare, un record», s’est glorifié le ministre.

Depuis son arrivée à la tête du ministère de l’Agriculture, de la souveraineté alimentaire et de l’élevage, Dr Mabouba Diagne multiplie les annonces triomphales, évoquant régulièrement des «productions records» pour des filières clés comme l’arachide, le maïs, l’oignon ou le riz. Ces déclarations, destinées à insuffler un vent d’optimisme et à rassurer sur la marche vers l’autosuffisance alimentaire, se heurtent toutefois à un examen minutieux des statistiques officielles des années antérieures. L’enjeu n’est pas de minimiser les efforts des agriculteurs sénégalais, ni les progrès réalisés dans certaines régions, mais de rétablir une lecture objective des performances historiques du secteur. La souveraineté alimentaire est un objectif noble, mais elle doit être bâtie sur des chiffres crédibles et transparents.

Sur la production de riz, Diagne a annoncé des rendements record de 7 à 10 tonnes par hectare dans la vallée du fleuve, affirmant que la production nationale dépasserait 960 000 tonnes, voire se rapprocherait du million de tonnes pour l’année en cours. Or, si l’augmentation des rendements par hectare est un fait positif, les chiffres de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (Ansd) et d’autres organismes révèlent que les campagnes passées ont déjà atteint, voire dépassé ces seuils. En 2021, la production de riz paddy a été estimée à environ 1, 35 million de tonnes, et à 1, 4 million de tonnes en 2022. Comparer une prévision de 998 000 tonnes pour l’année actuelle à ces sommets précédents rend l’usage du terme «record» pour la production globale, au mieux, imprudent et, au pire, trompeur, voire manipulateur.

Sur l’arachide, le ministre a avancé des chiffres pour la nouvelle campagne autour de 960 000 tonnes. Ce chiffre, bien que solide, reste inférieur aux très hautes performances enregistrées : la production d’arachide a atteint des sommets impressionnants comme 1, 79 million de tonnes en 2020 et 1, 67 million de tonnes en 2023.

Rien que sur ces deux spéculations, ces écarts soulignent un enjeu majeur : l’instrumentalisation des statistiques agricoles à des fins de propagande politique pour essayer de présenter une situation différente de la réalité. En annonçant systématiquement des «records», Mabouba Diagne encourt un double risque. Premièrement, une perte de crédibilité chez les agriculteurs et les experts qui connaissent la réalité du terrain et des chiffres historiques. Les connaisseurs du secteur doutent vraiment de la sincérité de ses annonces, ce qui érode in fine la confiance dans les institutions. N’avons-nous pas entendu un agriculteur traiter le ministre de l’Agriculture de «ministre qui passe son temps à partager des vidéos TikTok» ? Deuxièmement, l’emphase sur des chiffres parfois gonflés ou mal contextualisés occulte des défis réels et persistants tels que le changement climatique, la nécessité de sécuriser le capital semencier, la qualité des engrais, l’accès au financement et la dette des producteurs (une dette que Mabouba Diagne s’est d’ailleurs engagé à lever pour relancer la riziculture).

La véritable souveraineté alimentaire ne s’obtient pas par des déclarations tapageuses, mais par une amélioration constante des rendements, un soutien transparent et ciblé aux producteurs, et des statistiques officielles qui parlent d’elles-mêmes, sans avoir besoin de les embellir. Mais comme pour l’année dernière, Mabouba Diagne va encore se réfugier derrière sa rengaine : «Les statistiques agricoles sous Macky Sall sont fausses.»
Par Bachir FOFANA