En mai 1968, le Sénégal a connu des moments durs. Le pouvoir du président de la République Léopold Sédar Senghor avait vacillé à cause d’une longue et éprouvante grève. Elèves, travailleurs et étudiants, dans une bataille pour l’amélioration de leurs conditions d’étude, de vie et de travail, ont engagé un bras de fer avec le régime. Malgré la pression de la rue, Senghor avait réussi à désamorcer la bombe au prix de plusieurs concessions. Grâce aussi à l’appui des guides religieux.
50 ans après cette terrible grève, l’université sénégalaise est loin d’être apaisée. Les évènements du 15 mai dernier à Saint-Louis, ayant provoqué la mort par balle de l’étudiant Mohamed Fallou Sène, montrent la fragilité de notre système éducatif secoué par plusieurs revendications. Aujourd’hui, les «héros» racontent cette grève débutée le 15 mai 1968.

Mai 68 fut un événement largement perçu comme positif autant qu’il fut une révolution ratée. Mai 68 était aussi un mouvement anti-impérialiste, technocratique, antiélitiste et un cadre d’expression pour l’amélioration de la condition des étudiants et des travailleurs. Or, la situation n’a pas totalement changé et le monde universitaire est secoué toujours par les crises que les acteurs de Mai 68 avaient consignées dans leur plateforme. La tragédie de l’Université de Saint-Louis montre que les affrontements entre étudiants et Forces de l’ordre ont rythmé la vie de l’Université de Dakar. En termes de résistance, chaque génération a marqué d’une empreinte sa propre histoire à l’image des «Soixante-huitards» qui gardent au panthéon mémoriel leur histoire. Que sont devenues, cinquante ans plus tard, les principales revendications du mouvement ? Elles ont été dévoyées, perverties, voire piétinées comme le montre la mort tragique de Fallou Sène dans un campus en violation des franchises universitaires. En tout cas, les «Soixante-huitards», c’est-à-dire les grévistes de l’année 1968, n’ont rien oublié. «Ce n’est pas de l’autoglorification, nous avons un devoir de génération», disait Pr Abdoulaye Bathily au cours d’une réunion préparatoire tenue à l’Ucad II. Que s’est-il passé ? En 1968, le régime du président de la République Léopold Sédar Senghor avait décidé de procéder à la «fractionnalisation» des bourses des étudiants. Une démarche vite récusée par les pensionnaires de l’Université de Dakar. Ils ont exhorté le gouvernement à revoir sa décision. Au-delà de cette revendication principale, d’autres demandes ont été ajoutées à la plateforme revendicative. Et c’est le début d’un mouvement, qui a fait vaciller le pouvoir en place, qui a réussi à se maintenir. Ousmane Blondin Diop, élève en classe de Terminale au lycée Van Vollenhoven, actuel Lamine Guèye, se souvient de ce moment de tension. Quel est votre plus grand souvenir de ces évènements ? L’ancien meneur de grève répond : «Le jour où on a arrêté les étudiants et on les a amenés au camp Archinard et que nous avons organisé une manifestation devant les guichets de l’Université et qu’on avait préparé des cocktails molotovs pour les envoyer sur les policiers, mais on ne les a pas jetés. On était vraiment con­vain­cu ce jour-là qu’on était peut-être plus fort que la police.»
Ce jour-là, Professeur Bathily et certains de ses camarades furent arrêtés. Après leur arrestation, ils ont été détenus au camp Archinard sis à Ouakam durant des jours avant d’être libérés. La détention de ces étudiants était aux yeux des écoliers et des travailleurs comme une provocation de trop. Alors, les syndicalistes qui avaient, eux aussi, leurs revendications vont rentrer dans la danse pour prêter main forte aux étudiants. Dans les écoles, collégiens et lycéens en colère s’organisent aussi et occupent la rue. Selon Blondin Diop, «on était choqué par plusieurs choses. En 67-68, il y avait des classes où les élèves noirs étaient peut-être moins nombreux que les élèves non noirs. Vous avez déjà un sentiment de ne pas comprendre pourquoi il y a cette discrimination dans la composition des classes. Les professeurs également majoritairement blancs».
L’Université de Dakar accueillait des étudiants venus des pays comme le Mali, le Niger, la Guinée, le Dahomey (actuel Bénin), la Haute-Volta, (actuel Burkina Faso), la Côte d’Ivoire. C’était l’Afrique en miniature comme c’est toujours le cas. Ils épousaient les idéaux révolutionnaires et voulaient l’africanisation des enseignants. D’après Ousmane B. Diop, «il y avait un sentiment que les enseignements ne parlaient pas de nous. Ils parlaient d’autres civilisations, d’une autre histoire. On se disait quand même ils auraient pu nous faire des enseignements qui se tournaient davantage sur les questions africaines». A part ces frustrations notées ci-dessus, certaines rumeurs – comme quoi les enfants des Libanais, Français étaient privilégiés, avaient des facilités pour franchir les examens – circulaient dans les établissements scolaires. Des soupçons qui finiront par mettre de l’huile sur le feu. «Ça alimentait en nous une forme d’injustice», dit-il. C’était aussi dans un contexte où les pays africains étaient encore de jeunes Nations. A Dakar, la communauté française «imposait encore sa suprématie». Fils du médecin-chef de l’aéroport Yoff, Ngor, Ouakam, M. Diop raconte que «la plage de Ngor était interdite aux Noirs». Ce qui était inadmissible aux yeux des Sénégalais.

Enrôlement dans l’Armée
Parallèlement en France, le front social était aussi en ébullition. Une situation déclenchée par la grève des étudiants des universités comme ceux de Nanterre dont le plus en vue s’appelait Daniel Cohn-Bendit. Et au Sénégal pour beaucoup surtout pour le Président Senghor, les Sénégalais sont influencés par leurs camarades français. Mais de l’avis de Birahim Moussa Guèye (BMG), cette thèse est loin de la réalité. Il dit : «Contrairement à ce qu’on a bien voulu faire comprendre aux Sénégalais et aux Africains de façon générale, le gouvernement sénégalais voulait faire comprendre que 68, les étudiants de Dakar avaient simplement imité les étudiants européens et précisément ceux français. Ce qui est contraire à la vérité puisque les évènements de Dakar ont débuté au mois de mars. Mai n’a été que l’aboutissement de toutes ces revendications qui ont été formulées avant. Donc, on ne peut pas dire que Mai 68 de Dakar est quelque chose qui émane de Mai 68 en France.» Son camarade Boubacar Diop dit Buuba vient corroborer ses propos : «68, c’était l’éclosion du malaise, mais il a continué par la suite. C’était un malaise très profond. A savoir que les Sénégalais ne voulaient pas du système néocolonial, du système qu’on appelait système des proconsuls.»
Il en sera ainsi durant toutes les 3 ou 4 années ou plus d’ailleurs qui ont suivi cette première révolution estudiantine. Certains estiment que les grèves des années 69, 71, 73 ont été encore plus tendues. Pour neutraliser les troupes, le régime avait décidé d’enrôler les meneurs de grève comme Mamadou Diop Decroix, Abdoulaye Bathily dans l’Armée. Alors que les étudiants étrangers ont été à chaque fois rapatriés chez eux. Et après pression de leurs camarades sénégalais sur l’Etat, ils reviennent à Dakar pour poursuivre leurs études. Cinquante ans après, les «héros» célèbrent leur «gloire».Par Mamadou SAKINE-msakine@lequotidien.sn