Les derniers événements qui ont défrayé la chronique, l’acte barbare consistant à déterrer la dépouille d’un concitoyen pour la brûler autour d’un feu de joie, interpellent notre conscience. Que sommes-nous devenus ? Pourquoi désormais jouer avec le feu nous est si banal, au risque d’y consumer notre humanité et notre héritage ? Avec ce que le Sénégal a vécu, nous savons maintenant que nous, Sénégalais, sommes capables de monstruosité. Et cela doit nous effrayer et nous alerter sur notre rapport à la violence et les limites que nous avons semblé franchir.
Depuis un certain temps, nous jouons avec le feu, au propre comme au figuré, et ce, de façon de plus en plus dangereuse. Il est révolu le temps du foyer ardent, où à la lumière des flammes et au reflet de leur danse, le talibé déchiffrait le secret des lettres et mémorisait le solfège des versets. Ce feu est éteint dans notre pays, laissant la place à celui des violences urbaines, qui se sont développées au fil des revendications démocratiques ou subversives.
Dans un premier temps, le feu des revendications urbaines s’alimentait des pneus et autres matériaux usés, allumés dans les rues pour faire barrage aux Forces de défense et de sécurité. Et subitement, on ne sait par quelle fascination, ce feu a commencé à se propager aux propriétés et bien privés appartenant à des adversaires politiques, la plupart du temps aux personnalités de premier plan de l’Etat. Nous nous sommes dit que c’est là l’indicateur des frustrations des jeunes, par rapport aux gouvernants à qui ils reprochaient leurs misères. Puis, dans son envahissement fulgurant, il a consumé les commerces de simples entrepreneurs qui tirent leur subsistance de l’exploitation d’une licence française. Nous nous sommes dit que c’est là l’effet du dégagisme anti français, expression infantile et dépourvue de clairvoyance du sentiment anticolonial.
Jusque-là, les Sénégalais observaient plus ou moins amusés, spectateurs d’un mauvais spectacle qu’ils croyaient être temporaire, puisque lié au calendrier électoral. Mais voilà qu’avec une force irrésistible, avec la rapidité de la langue des flammes, le feu a surpris les temples et leurs gardiens. Les temples de foi et de savoir, les sanctuaires des lumières de la raison et de l’âme, les mosquées et universités exhalent encore le soufre des autodafés.
Et là, nous avons été témoins, peut-être distraits, de l’accroissement effrayant de la violence dans notre société et des limites que nous avons franchies allègrement. Mais nous n’avons pas mesuré à sa juste valeur le danger qui se profilait à l’horizon. Nous n’avons pas perçu que symboliquement, on a tenté de brûler le Sénégal, en offrant à l’appétit vorace des flammes, les sanctuaires de la mémoire, les bibliothèques et les archives des universités et des services d’état civil, mais aussi nos représentations consulaires et diplomatiques à l’étranger. Nous avons encore considéré qu’il s’agissait de simples débordements politiques. Or, tout cela cumulé, aurait dû nous réveiller et nous amener à nous poser la question : Où allons-nous ? Est-ce donc que le Sénégal n’est plus Sunugaal ?
Mais pris par je ne sais quelle crainte d’être jugés ou classés dans un camp ou dans l’autre, nous avons simplement gesticulé. Pour faire bonne figure, nous avons tenté une explication contextuelle, et nous avons cru exorciser le mal.
Et voilà que le feu nous a encore surpris, en déployant ses flammes sur les voitures de transport public, prenant au piège de vieilles personnes qui garderont, jusqu’à la tombe, sa signature sur leurs corps. Et dans l’ivresse, il a donné en offrande à la folie des pyromanes, l’âme de jeunes filles, frêles dans leurs corps calcinés, qui rêvaient de lendemains de gaité. C’est seulement alors qu’on a manifesté, timidement, notre malaise car nous ne nous reconnaissions plus face à de telles cruautés. Mais même devant une telle barbarie, nous avons encore relativisé les choses, en tentant de justifier l’acte criminel par une folie passagère de délinquants, ou par une supposée mise en scène sordide d’adversaires politiques.
Hélas, aujourd’hui, la gravité des choses nous rattrape, de plein fouet elle nous assène un coup foudroyant, puisque le feu, cette fois-ci, est descendu dans le couloir de l’Au-delà pour disputer à Dieu ce qui Lui est exclusif, le châtiment infernal.
Nous avons osé ! Nous avons mal agi ! Trop mal agi !
Refuser une sépulture à un concitoyen, en supposant qu’il fût un homosexuel, puis s’en aller hardiment déterrer sa dépouille et la brûler ! Nous avons dépassé les bornes, or au-delà des bornes, disait l’autre, il n’y a plus de limites. Et c’est cela qui est effrayant. Il est clair qu’avec cet acte innommable, la violence et l’intolérance ont franchi un seuil que nous étions loin d’imaginer. Les «comportements énergumènes», pour emprunter le terme à l’auteur de «l’ère du vide», sont désormais considérés comme héroïques dans notre pays, et cela conduit à «stimuler la montée aux extrêmes dans l’usage de la violence». Nous y voilà ! Nous avons gravi le sommet lorsque nous nous sommes départis de notre humanité, lorsque nous ne sommes plus éclairés par la lumière de la foi, ni par celle de la raison. Que sommes-nous devenus ? Le risque est grand que ce soient des monstres. Et on comprend mieux l’interrogation de Mawlâna El Hadji Malick Sy : Ana nit ? Où trouver l’Humain ?
L’acte de déterrer une dépouille pour y mettre le feu est ignoble, il est innommable. Je n’invoquerai aucun verset du Coran ni de la Bible pour exprimer ma rage devant cette folie, je laisse cette partition aux théologiens de l’islam et du christianisme. J’invoque seulement l’esprit d’humanité qui est supposé nous animer et nous distinguer des autres créatures. Et je m’interroge : au nom de quoi ? Parce que ce n’est pas au nom d’Allah, Le Miséricordieux.
Pr Abdoul Azize KEBE