Fabian Casas, auteur argentin, peignait Diego Maradona comme un «personnage biblique» aux vies déroutantes. L’argentin était un anti-héros tranchant avec l’image du sportif modèle, bon client des marques qui transforment les athlètes en hommes-sandwichs faisant la propagande de la surconsommation néolibérale. Maradona était un homme clivant, car le footballeur de génie côtoyait la personnalité bouffonne, excessive donc médiocre. Ses succès, ses addictions, ses fulgurances comme ses frasques en faisaient le sportif le plus proche du petit peuple, imparfait et spontané. Admirateur de Che Guevara, soutien du péronisme, compagnon de Fidel Castro, de Hugo Chavez et de Evo Morales, Maradona a franchi la digue symbolique qui interdit aux sportifs de haut-niveau de se mêler de politique. Au nom de sa foi catholique nourrie par les sermons populaires de la Théologie de la libération, la branche latino-américaine de l’Eglise, et de ses convictions socialistes, il s’est engagé aux côtés des peuples de cette Amérique latine qui se débat toujours contre l’encombrant voisin étasunien.
C’est par le même engagement à Naples qu’il a conféré, par des victoires sportives, une dignité aux habitants du Mezzogiorno, longtemps toisés et méprisés du fait de leur retard économique sur l’Italie du Nord. Maradona n’a pas défendu que des idées heureuses. Ses épopées libyennes et dans le Caucase furent d’un ridicule consternant. Un jour, mon ami Racine Demba eut cette réflexion lumineuse à son endroit : «Maradona s’acharne depuis plus de trois décennies à vouloir passer pour un imbécile. Chez lui toutes les occasions sont bonnes pour faire étalage de sa vulgarité. Mais il ne réussit pas à nous dégoûter. On l’aime par la raison du cœur.» J’aimais le footballeur de talent, et l’homme, porteur de causes aux côtés des peuples et de leur volonté légitime de s’émanciper.
Fabian Casas considère que le football est «indéfendable intellectuellement», que «c’est un sentiment, ça ne s’explique pas, ça se porte bien à l’intérieur». C’est en cela que ce sport est politique, car il régit des passions, construit des mythes et quelque part, configure notre rapport au monde.
Il est évident qu’il ne faut exiger de tous les footballeurs une conscience politique poussée. Mais c’est avec des acteurs engagés dans le milieu que ce sport dépasse un simple affrontement à 11 contre 11 sur un rectangle vert afin d’étreindre les revendications pour davantage d’égalité, de justice et de dignité. Ils sont peu nombreux dans le football moderne à sortir du cadre confortable de l’athlète pour se salir les mains et prendre la parole sur les questions politiques et sociétales. Le silence des footballeurs africains sur les graves violations des droits de l’Homme dans nos pays, comme celui des stars comme Paul Pogba sur les violences policières en France sont édifiants. Or, le football, par l’argent, l’influence et la passion qu’il génère, ne peut plus refuser d’exercer son statut de culte face au racisme, au capitalisme sauvage et aux menaces diverses. Dans toutes les rues du monde, un futur Maradona perpétue sans le savoir un héritage, dessine un espoir et rejoint la communauté de tous ceux qui construisent collectivement un rêve par ce sport. Ces millions de gamins qui courent après un ballon, flanqués d’un numéro 10 dans le dos peuvent être sauvés de la faim et de l’analphabétisme si les voix des stars du football étaient plus audibles. C’est par des hommes et des femmes comme Socrates, Joe Diop, George Weah, Alessandro Lucarelli, Megan Rapinoe que ce sport dépasse le cadre du divertissement pour devenir un outil politique au service de ceux qui rêvent de changer le monde. Le football est politique par sa capacité à être un embrayeur de l’orgueil des peuples. Le doublé de Maradona en 1986 face à l’Angleterre fut célébré, au-delà de son aspect sportif, comme une revanche de la raclée subie par les Argentins dans la Guerre des Malouines. Le but de Pape Bouba Diop, qui vient de nous quitter, a eu la saveur en 2002 d’une décolonisation achevée face à l’ancienne puissance coloniale. La guerre déclenchée par le football entre Salvador et le Honduras en 1969, les rivalités Barcelone et Real Madrid et Boca Juniors et River Plate, les rencontres Etats-Unis-Iran de 1998, Suisse-Serbie de 2018 sont des symboles non exhaustifs de la portée politique que ce sport peut avoir. Le football ne peut avoir cette capacité d’hystériser les masses en contrôlant leur esprit et vouloir s’imposer une virginité politique.