Nos souvenirs ne sont pas de simples fragments du passé : ils tissent le fil de notre existence, donnant sens et continuité à nos vies. Chaque souvenir, qu’il soit joyeux, triste ou neutre, façonne qui nous sommes et la manière dont nous percevons le monde, surtout à l’aune de la montée du populisme, du repli identitaire et des discours haineux.

Le 7 septembre 2024, j’ai quitté Paris pour quelques jours au Maroc, une pause avant de replonger dans le capitalisme néolibéral. Ce système, cynique à bien des égards, reste mon cadre malgré moi, car il me faut préserver ma dignité. Vivre n’est pas facile, me diront certaines consciences. Je le sais. Je l’ai appris à mes dépens depuis mon premier cri. Dans le vol TO3078 vers Tanger, j’ai lu Robert Castel. Ses réflexions sur le salariat rappellent que chaque système économique touche des vies fragiles. Deux heures d’ennui évitées grâce à un grand livre. Peut-être est-ce là, la véritable force des livres, surtout des grands livres : suspendre le temps, éclairer le regard, ouvrir des fenêtres sur l’humain.
J’arrive en début de soirée à l’aéroport Ibn Battouta, au Nord du Maroc. C’est ma deuxième expérience humaine dans ce pays, que je considère comme ma troisième Patrie. Pour rejoindre mon Airbnb, situé à quelques minutes de la gare, j’ai pris un taxi à 150 dirhams, soit environ 14 euros. N’est-ce pas, Christine Lagarde ?

Mon ami Sam, frère de cœur, m’avait conseillé de prendre le bus. Mais le taxi, plus cher, m’a offert le luxe de contempler Tanger dans le calme et la lenteur. Il suffit d’activer le Gps et de se laisser guider. La technologie nous simplifie la vie lorsqu’elle est utilisée à bon escient. A ce propos, l’Intelligence artificielle a envahi nos vies, avec tout ce qu’elle apporte de bien et de mauvais. L’humanité entre dans une nouvelle ère, où l’homme et la machine se croisent à chaque instant. Quelques mots sur Sam. Nous avons fait nos humanités ensemble, de la Licence au Master, à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Qui était Jean Moulin ? En un mot : le président du Conseil national de la résistance, celui qui avait refusé d’accuser des Tirailleurs sénégalais d’un massacre perpétré par les nazis. A Lyon 3, là où nos premières conversations ont eu lieu, nous avons bâti une belle amitié, forgée dans le temps. Depuis lors, nous ne nous sommes jamais quittés. Sam est originaire de Meknès, ville historique fondée par les Almoravides. En une phrase : Sam est un chic type, d’une générosité renversante.

La beauté à la fois dévastatrice et raffinée de Tanger se révèle dès les abords de l’aéroport. Tout est soigneusement entretenu. Une lumière exquise, ponctuée d’une grâce singulière, enveloppe la ville. Les infrastructures de transport, de haute qualité, stimulent la croissance et l’attractivité de la région. On sent ici une vision stratégique claire et réfléchie. Les réformes économiques de la Feuille de route 2030 portent déjà leurs fruits, même si la pauvreté touche encore une partie de la population tangéroise.

Dans le taxi, je contemple la ville à travers son allure blanche et élégante. Les rues, habitées par des gens simples, murmurent leur propre poésie, entre éclats de voix, parfums d’épices et ombres mouvantes. Tanger a son rythme. Chaque ville a le sien : une cadence, une respiration, un récit. Ville cosmopolite, ouverte aux étreintes de l’autre et au brassage des cultures. Dans un langage plus familier, Tanger est une terre d’accueil pour tous les tisseurs d’avenir et semeurs de liens, celles et ceux qui n’érigent jamais de bastilles.

Je peux affirmer que je me sens tangérois, in fine, marocain. J’y ai vécu, pour la première fois de ma vie, une expérience à la fois singulière et terrifiante. Le 8 septembre 2023, j’étais au Maroc lors du séisme qui a frappé Marrakech et le haut Atlas. Ce soir-là, inoubliable au regard de l’épreuve existentielle, j’ai partagé un moment avec ce Peuple courageux, résilient et chaleureux. Ma vie a défilé devant mes yeux. Mais mon amour et mon attachement au premier pays de Tahar Ben Jelloun, de Leïla Slimani et Abdelhadi Belkhayat demeurent intemporels.

Je reviendrai flâner dans ses souks, boire son thé, visiter ses musées, contempler la beauté de ses paysages, manger son tajine et communier avec ses habitants. Dans ce pays de lumière et de couleurs, j’ai appris que beauté et fragilité marchent toujours main dans la main. Le Maroc est inscrit dans mon cœur, et Tanger, dans mon âme.
Birane DIOP