Il y a des blessures qui ne cicatrisent jamais. Lors d’une sombre nuit de septembre 1997, des hommes armés, supposés appartenir au Mouvement des forces démocratiques de Casamance (Mfdc), ont fait irruption dans une salle de danse du village de Djibanar, situé dans le département de Goudomp. Ils ont fermé l’œil pour tirer sur la foule de jeunes danseurs : 9 morts sur le coup et 14 blessés. 25 ans après, retour sur une lugubre journée de début d’automne.Par Abdoulaye KAMARA – 

Anto Biaye, 37 ans, est le symbole vivant du drame social causé par la rébellion en Casamance. Il traîne la jambe droite, boitillant avec une prothèse qui lui sert de jambe gauche. Il sillonne les villes et villages de la Casamance, encadré et appuyé par des Ong de la place, pour sensibiliser sur les méfaits des mines anti-personnel et sur la nécessité pour la Casamance de retrouver la paix et donc la voie du développement. En traînant ces blessures, le jeune homme est bien placé pour le faire. Lui, victime du conflit armé quarantenaire dans la partie sud du pays. Il a perdu sa jambe gauche un soir de 7 septembre 1997. Alors jeune élève en classe de Cm2, il dansait dans l’unique salle dédiée aux loisirs dans son village natal de Djibanar, département de Goudomp. Aliou Traoré, la soixantaine, projette le film de l’horreur qui a coûté à Anto sa jambe. Il dit : «Après un match de finale de football de la communauté rurale de Djibanar, le comité d’organisation du tournoi a initié une soirée dansante. C’était le 7 septembre 1997. Vers 1 heure du matin, alors que les jeunes étaient dans l’extase, un groupe d’une vingtaine d’hommes armés sont entrés dans le village et sont allés dans la salle de danse. Un homme est entré et a tiré, sans rien dire, sur la foule de jeunes. Il y eut un sauve-qui-peut. Certains se sont sauvés à travers les fenêtres, d’autres se sont accrochés au toit du bâtiment sans plafond. Entre temps, les ampoules étaient éteintes. Il y eut sur place 9 morts dont 3 filles et 6 garçons, et 14 blessés, tous du village de Djibanar.» Cette nuit-là, les coups de feu ont réveillé tout le monde et même les villages de Kounayang et Simbandi Balante, à moins de 2 km de là chacun. Mais aucune âme n’a osé sortir la tête pour se rendre sur les lieux, tout de suite. Tous ont attendu le petit matin pour ouvrir les yeux sur l’horreur : du sang partout, des corps inertes, d’autres qui gémissaient ou agonisaient, des impacts de balles sur le mur de la salle… Puis se sont organisées les évacuations des blessés vers l’Hôpi­tal régional de Zi­guinchor. Avec l’aide de l’Ar­mée nationale qui était là dès les premières heures. Ansou­mana Mané, vice-président à l’époque, de l’Associa­tion pour le développement de Djibanar (Adedji), ajoute : «Adedji a pris en charge l’évacuation d’une partie des 14 blessés vers Ziguinchor, parce qu’on ne pouvait pas attendre que chaque famille le fasse. L’association a pris en charge tous les frais liés à leurs soins. Pendant plus d’un mois, les blessés étaient en soins. Tous sont revenus sains et saufs à la maison. Un seul a été amputé de la jambe. Les autres traînent des handicaps plus ou moins visibles. Qui sur le ventre, les épaules, la jambe ou les mains.» Pourquoi cibler Djibanar ? Un anonyme : «Djibanar avait monté un comité de vigilance pour lutter contre le banditisme dont le village était victime. Le village s’opposait à toute tentative d’enrôlement de ses fils dans les rangs du Mfdc. C’est peut-être une des raisons.»

L’Etat absent aux côtés des victimes et familles
Du début de la journée du 7 septembre 1997(1 heure du matin) jusqu’à la nuit du 8, le village de Djibanar n’a pas fermé l’œil. Aliou Traoré : «L’évacuation des blessés a démarré aux environs de 8 heures. A 10 heures 30, on a enterré les morts, après les rituels religieux, avec le soutien des militaires qui étaient là tôt le matin. C’est après l’enterrement que les sous-préfets des arrondissements de Tanaff et Diattacounda sont arrivés. C’est la seule présence de l’Etat que nous avons pu remarquer. Aucun soutien financier. Ni pour les évacuations, ni pour les frais médicaux, ni pour les rescapés qui traînent des handicaps.» Anto Biaye, unijambiste, confirme : «Tous nos frais médicaux sont pris en charge par Adedji (association du village) et même pour l’achat des prothèses que je mets, Adedji a donné les ¾ du coût et mon oncle a vendu une vache pour compléter. C’est ce qui m’a permis de poursuivre les études jusqu’en classe de Terminale. Aucune autre victime n’a eu la chance de voir une autorité administrative et/ou recevoir un appui de sa part. Ni à la maison ni à l’hôpital.»

Anto Biaye, apôtre de la paix
Après avoir abandonné les études en classe de Terminale, Anto a fait des cours en informatique. Et puis, il a souvent travaillé avec des Ong comme Handicap International, Cnams, Unicef pour sensibiliser sur les risques liés aux mines, pour la sécurité individuelle et collective dans une zone de conflit, ainsi qu’à l’orientation des victimes de mines. Aujourd’hui, Anto, avec des amis d’infortune, a créé une association. Il dit : «Avec des amis victimes de la rébellion, nous avons créé une Ong dénommée Initiatives solidaires des actions de développement (Isad). Nous sensibilisons sur les risques liés aux mines. D’ailleurs, je suis le responsable de l’éducation aux risques liés aux mines et de l’assistance aux victimes des mines. Nous faisons donc de l’assistance aux victimes, des activités de plaidoyer, menons des actions anti mines. Nous sommes sur le point de créer un centre d’appareillage. Actuellement, notre Ong est en collaboration avec un centre d’appareillage basé en Guinée-Bissau, qui fabrique de meilleures prothèses que celles du Sénégal. C’est là-bas que nous orientons nos protégés pour l’achat des prothèses. Les 5 centres qui existent au Sénégal sont mal équipés, c’est le constat que nous avons fait en tout cas.»

La salle de danse
La salle de danse de triste mémoire est rayée du patrimoine immobilier du village de Djibanar. Djiby Mansaly, chef du village, explique : «Après cette date, le village est resté plusieurs mois sans organiser de soirées dansantes. Après la reprise des activités de loisirs, aucun organisateur n’acceptait de louer cette salle. J’ai demandé à ce qu’elle soit réhabilitée ou qu’on la laisse comme elle est. Mais lorsque le village a construit une salle de spectacle, personne ne pensait plus à celle-là. Elle se détériorait progressivement. Et puis, une dizaine d’années après, on a fini par la démolir pour construire une Case des tout-petits à la place.»