Les jeunes ont repris de plus belle le chemin de l’exil via des pirogues. Malgré les nombreux cas de décès notés l’année dernière, certains jeunes, attirés par le mirage européen, ont décidé d’aller à l’aventure au prix de leur vie et de leur liberté. Dans la commune de Mbour, les quartiers de Golf, Résidence et Tefess sont les plus touchés par la recrudescence de l’émigration clandestine. Selon certaines estimations, plus de 15 pirogues ont quitté Mbour pour l’Espagne. D’ailleurs, la particularité de l’émigration clandestine cette année se trouve dans le fait que ce sont surtout des pêcheurs qui se disputent la place dans les pirogues pour aller en Europe.

Il y a eu les tragédies Thiaw­lène, Saint-Louis, Ouakam, Dakhla, qui ont fait une cinquantaine de morts… La commune de Mbour n’a pas bien assimilé les conséquences néfastes de l’immigration clandestine. L’année dernière, à pareille période, elle a vécu un naufrage, pour ne pas dire une hécatombe. En une journée, le seul quartier de Golf avait enregistré 10 cas de décès, des jeunes ayant pris la mer pour rallier l’Espagne. Qui ne reviendront jamais, car ils ont perdu la vie au large de Nouadhibou, suite au chavirement de leur pirogue. Ainsi, plus d’une cinquantaine de décès avait été notés dans d’autres quartiers de Mbour, mais également à Mbodiène, Pointe Sarène et Nianing.

Cet été encore, l’émigration clandestine a repris de plus belle dans la Petite-Côte. Mais cette fois, elle revêt un autre visage, elle a carrément changé de candidats. Même si elle concerne toujours la frange jeune qui n’a jamais pris la pirogue.

A Mbour, qui constitue une zone de départ des candidats à l’émigration, c’est plutôt une vague de pêcheurs qui a décidé de s’abattre sur l’Europe. Parmi les quartiers qui sont les plus touchés figure encore Golf.

Plus de 15 pirogues ont quitté le quartier Golf
Dans ce quartier traditionnel, presque dans chaque famille, au moins il y a deux à trois jeunes qui ont pris la pirogue pour aller en Espagne. A en croire Ousseynou, capitaine de pirogue, plus de 15 pirogues ont quitté ce quartier pour l’Europe. Selon lui, il n’y a pas de danger car ce sont des pêcheurs. «Ce qui constitue un danger pour nous, c’est de rester ici sans rien gagner. Nous souffrons. Combien de pirogues ont disparu en mer avec tout l’équipage, l’Etat n’a rien fait ? Notre condition empire et nous savons que rester ici ne fera qu’augmenter notre souffrance», se désole ce capitaine de pirogue qui a été arrêté à Dakhla en 2021.

Ce dernier n’a pas apprécié les promesses de l’Etat qui n’ont pas été tenues. «En 2006, lors de la première vague d’immigration clandestine, l’Etat avait dit qu’il a pris des mesures pour arrêter ce phénomène, mais depuis lors rien n’a été fait. En 2021, j’ai été arrêté, mon matériel saisi et j’ai passé 6 mois en prison avec 5 de mes amis. Ces derniers, dès qu’ils sont sortis, ont repris la pirogue, ils sont en Espagne et mènent une vie tranquille, parmi eux figure mon jumeau qui m’aide souvent à régler mes problèmes. Ils ont construit de belles maisons. Donc, nous ne pouvons pas voir cela et croire ceux qui nous disent que l’immigration clandestine est mauvaise», se désole ce capitaine de pirogue.

Dans ce quartier, qui constitue un point de départ vers l’Espagne, il y a presque plus de jeunes qui ont décidé de forcer le destin au prix de leur vie. «Tous sont partis, plus de 150 personnes ont pris les pirogues pour aller en Europe, et aujourd’hui tous mènent une vie tranquille et subviennent aux besoins de leurs parents. Certains pêcheurs, avant de partir, avaient même contracté des dettes auprès de certaines banques, mais grâce à ce voyage, ils ont réussi à envoyer de l’argent pour éponger leurs dettes. Il y a des pères de famille dans ce quartier qui sont partis cette année avec leurs deux fils, laissant leurs épouses ici. Vous pensez qu’ils le font de gaieté de cœur ?», s’interroge notre interlocuteur.

Aujourd’hui, il pense que l’Etat doit s’attaquer à la vraie cause de ce phénomène. Il déplore le discours que les autorités tiennent depuis 2021. «On ne cesse d’alerter sur la situation que nous vivons en mer, surtout avec les bateaux. Moi qui vous parle, j’ai subi énormément de dégâts à cause de ces bateaux et finalement j’ai même cessé mon activité, tout mon matériel est stocké ici dans la maison», avance un autre capitaine.

Aujourd’hui, grâce à la maîtrise des routes migratoires et l’expérience de la traversée, les pêcheurs parviennent à embarquer dans ces pirogues pour arriver à bon port. Moustapha Ndiaye, membre du Re­groupement de pêcheurs habitant le quartier Tefess qui fait partie des zones traditionnelles de Mbour ayant enregistré beaucoup de départs vers l’Espagne, peint un tableau très sombre de la situation que traverse le secteur de la pêche. «Ce n’est pas de gaieté de cœur que les jeunes empruntent le chemin de la mer. La pêche ne nourrit plus son homme parce qu’avant, personne n’avait jamais entendu des pêcheurs participer à l’immigration clandestine.» Il ajoute : «Aujourd’hui, tout le monde sait que la mer n’a plus de poissons. Avant, certes les bateaux pillaient la ressource, mais on parvenait à avoir du poisson quand même. Aujourd’hui, cette ressource n’existe plus, nous sommes obligés d’aller en Gambie, en Mauritanie, à Bissau, à Conakry. Main­tenant, nous allons même jusqu’au Liberia pour chercher du poisson. Les pratiques de pêche aussi font partie des causes de cette rareté du poisson», a souligné Moustapha Ndiaye.

Avec la rareté du poisson, les pêcheurs ont ouvert la voie de l’émigration clandestine. «Car ils ont l’habitude de faire de longs voyages. Le pêcheur qui quitte le Sénégal jusqu’au Liberia dit qu’il peut rallier l’Espagne sans aucune difficulté. Ils ont la capacité, avec leur pirogue, d’embarquer beaucoup de passagers, mais aussi ils ont l’expérience requise pour faire des milliers de kilomètres en pirogue. Finalement, c’est un nouveau business plus juteux qui commence à naître. Le pêcheur dont la pirogue n’arrive plus à couvrir les frais et entretenir sa famille, va maintenant se tourner vers le convoyage de personnes voulant rallier l’Europe», insiste Moustapha Ndiaye.

Et ce membre du Regrou­pement des pêcheurs renseigne la stratégie de recrutement des candidats au départ. «Il (le passeur) va encaisser beaucoup d’argent et subvenir à ses besoins. A chaque fois qu’ils n’ont plus d’alternative pour faire face à cette situation, ils se tournent vers ce travail, ce qui fait que presque chaque année, c’est à peu près à la même période que les pirogues reprennent le chemin de la mer pour aller en Europe. Ils vont chercher des clients, les encaisser, faire des frais et avoir leurs bénéfices. Certains vont même embarquer leur fils ou leur frère pour s’en aller», précise Moustapha Ndiaye.
Aujourd’hui, ces pêcheurs font des dépenses énormes pour aller en mer, avec tous les risques que cela comporte, et reviennent avec du poisson. Mais, les mareyeurs et les usines refusent leur prix. «Là où vous devez gagner 10 mille francs, vous récolterez finalement 4000, cela ne peut pas couvrir les frais. Pour arrêter ce fléau, surtout du côté des pêcheurs, il faut que l’Etat assiste et appuie le secteur de la pêche qui est le secteur le plus touché. Il faut réorganiser le secteur pour que le pêcheur puisse vendre son produit et entretenir sa famille», a conseillé ce pêcheur.

Le Sénégal met des barrières, mais le phénomène persiste
Pourtant, dans le cadre de la lutte contre l’émigration clandestine et la traite des personnes, le Partenariat opérationnel conjoint (Pop) a investi 9 millions d’euros (5, 895 milliards F Cfa) pour accompagner le Sénégal dans la lutte contre ce phénomène. Et cela s’est décliné dans la formation des personnels en matière de police judiciaire, de lutte contre la fraude documentaire, mais aussi l’appui en matériel logistique, notamment les véhicules, les motos… Mais, le Pop ne s’est pas limité à cela. Il y a aussi la construction du siège de la Police de l’air et des frontières, mais également des antennes de la Division de lutte contre le trafic de migrants au Sénégal. Dans cette perspective, il a construit aussi quatre antennes de surveillance pour stopper les flux migratoires, notamment à Saly, Ziguinchor, Kédougou et Saint-Louis.

Pays de départ, de transit et de destination, le Sénégal est touché par ce phénomène. «Toutes les conditions sont actuellement réunies pour lutter efficacement contre ce phénomène avec l’appui des partenaires techniques et financiers, notamment le Pop. Il ne reste qu’à faire en sorte qu’au niveau de la sous-région, l’on puisse ensemble lutter contre l’émigration clandestine», note-t-on.

Il faut souligner aussi que le Sénégal a mis en place une Division nationale de lutte contre le trafic de migrants, qui a déjà mis la main sur une centaine de passeurs. Ainsi que la Stratégie de lutte contre les migrations irrégulières.
Par Alioune Badara CISS – abciss@lequotidien.sn