Originaire de Landé Baytil, situé dans la commune de Bandafassi, dans la région de Kédougou, Alassane Kanté de son nom à l’état-civil, alias «Black rock Sénégal», est un miraculé. Il s’est retrouvé en Italie par voie terrestre via la Libye. Photographe et rappeur, aujourd’hui, il vit en Italie où il allie commerce et musique. Rescapé d’un voyage périlleux, le jeune, connu sous le sobriquet de «Nigger Thieuf», n’est pas près d’oublier. Dans cette entrevue, il revient sur les étapes de son périple, son projet de voyage, son itinéraire, les péripéties de son voyage et sa nouvelle vie. Il déconseille fortement aux jeunes de se jeter dans les bras de la mer ou d’affronter un désert pour une vie incertaine dans une Europe en «perte de vitesse».Conditions d’arrivée en Italie

«J’ai quitté le Sénégal en fin 2016. Je suis arrivé en Italie en avril 2017, en Catania, ensuite la Toscane. Avant de quitter le pays, je m’étais construit une Europe conformément à mon imagination, avec tout ce que cela comporte comme «Eldorado». J’ai commencé à me convaincre du contraire juste après mon départ du Sénégal, au Mali, puis au Burkina. Au Mali et au Burkina, les affres du voyage avaient déjà commencé. Avec la curiosité, et surtout armé de courage, j’ai poursuivi mon aventure jusqu’en Libye. Deux jours passés dans cette ville, et je n’en voulais plus rien. Je me suis dit au fond de moi que si je savais que c’est ce que j’allais trouver là-bas, j’aurais mieux fait de rester au Sénégal, poursuivre la photographie, avoir mes 20 mille par jour, et mon rap, au lieu de me mettre dans ce pétrin. Je suis resté en Libye malgré moi. Je n’avais pas de véhicule pour me ramener dans le désert. J’étais arrivé à un point où je ne pouvais ni avancer ni rebrousser chemin. J’avais la mort en face, pour ne pas dire que je cohabitais avec elle au quotidien. Chaque jour que Dieu fait, je pouvais mourir, atteint d’une balle à la tête. Dans ce milieu, ce n’est pas l’argent qui peut te sauver. Seule la chance peut te sortir d’affaire. Sinon, on y passe. Pour la petite histoire, j’ai payé 100 mille francs Cfa pour être mis dans une pirogue pour la traversée vers l’Italie. Pourtant, j’avais déjà perdu 400 mille francs Cfa que j’avais déboursé pour la traversée. On nous a pris en mer pour nous amener en prison. J’ai passé 1 mois en prison. La durée du séjour en prison dépend de la rapidité du paiement. C’est ce qui explique le fait qu’on dise qu’on vend les personnes en Libye. C’est en réalité un business crapuleux entre certains noirs et des groupes mafieux de la Libye. Ils s’arrangent pour mettre des bandits aux trousses des migrants, qui les interceptent en mer pour les ramener en prison où ils devront encore payer pour sortir. La somme déjà déboursée par chaque migrant devient nulle. La migration par voie terrestre, bref par voie irrégulière, n’est pas du tout sûre et personne, aucun marabout, ne peut vous garantir que vous allez y arriver.»

Les étapes du voyage 
«J’ai quitté Kédougou pour me rendre au Gamou annuel de Baye Niasse à Kaolack. Après la cérémonie religieuse, j’ai payé 50 mille pour prendre un bus qui transportait des Nigérians (Haoussa) qui étaient venus au Gamou. On a fait trois jours de voyage. Lundi, mardi et mercredi à 23h, ils m’ont fait descendre à la capitale du Niger, Niamey. J’étais seul et je ne connaissais personne. J’ai passé la nuit dans une mosquée. Tout le business pour se rendre en Libye se passe dans cette ville du Niger. 1000 km qui séparent cette ville de la Libye. J’ai payé 32 500 francs Cfa pour mon billet. Je suis arrivé à Agadez où je ne connaissais personne également. Je devais prendre mon courage à deux mains, car je ne pouvais plus rebrousser chemin. Beaucoup de choses s’étaient déjà passées, et j’avais vu beaucoup de choses. Lorsque je suis arrivé dans cette ville, j’ai rencontré des personnes noires qui m’ont mis en rapport avec des  «coxeurs». D’abord, j’ai été dépouillé de 200 mille, avant même de m’en rendre compte. L’argent devait servir à payer pour me rendre en Libye à bord d’un véhicule 4×4 Land Cruiser. Je n’avais pas rencontré la bonne personne. Je suis resté avec ces gens pendant 3 semaines, et d’autres migrants ne cessaient d’arriver. Une fois le nombre atteint, ils nous ont mis en rapport avec des hommes du désert (Berbères) pour nous conduire. Nous étions un contingent de 200 personnes. J’avais payé 175 000 frs Cfa pour ce trajet. On a passé 5 jours dans le désert. Si vous avez une bonne boussole, le voyage peut être moins pénible. Si ce n’est pas le cas, c’est au hasard. Heureusement pour nous, la chance était de notre côté ce jour-là. On était sur le bon chemin. Mais, le voyage était fatiguant. On a passé 5 jours de calvaire où certains n’ont pas tenu. Ce qui m’a le plus touché, cette personne qui a rendu l’âme sur mes genoux. J’ai été obligé de la jeter par terre, dans cette vaste plaine de sable. Tout ce trajet n’était qu’un sketch comparé à la situation lorsqu’on est arrivés en Libye. C’est une ville sans règle ni loi, où le langage de la violence règne en maître, et où les armes dictent la loi. On tire à balle réelle à tout bout de champ. La vie humaine n’a aucun sens ni importance dans ces lieux où les faibles n’ont aucune chance de s’en sortir. J’ai vu pour la première fois de ma vie, une tête coupée à coup de machette pour de l’argent. Je n’étais plus en face de contes ou de légendes. Je vivais la réalité des choses et la cruauté de l’être humain sous mes yeux, impuissant et troublé.»

L’intégration en Italie 
«Je dois vous dire que lorsque j’arrivais en Italie, je ne savais même plus si j’étais un humain. Tellement j’en avais vu des choses et subi des épreuves inimaginables. Une fois en terre italienne, on a été accueillis dans un camp de migrants où on était logés, nourris et on allait à l’école. J’ai fait un mois dans ce lieu. J’ai fait des études au Sénégal pendant des années, cela n’a pas changé ma situation. Je n’allais pas perdre mon temps à aller à l’école dans le camp aussi. J’ai été déçu quand je suis arrivé en Italie. J’ai trouvé le contraire de ce que je m’imaginais avant de venir. Mes premiers jours, semaines et mois en Italie ont été cauchemardesques. J’ai passé des nuits dans des trains, les rues. J’ai vendu des objets dans les rues, etc. Je suis resté des jours sans manger. Parfois, j’ai été obligé de me rendre à la Caritas pour recevoir de quoi manger. On nous a raconté pas mal de choses sur l’Europe. Ce ne sont que des «fables», un tissu de mensonges.»

Message aux jeunes
«Le message est simple, qu’ils sachent que la plupart des images qu’ils voient dans les réseaux sociaux venant de nous, qui sommes à l’étranger, sont à 98% fausses. Ce sont des images qui ne reflètent pas la vérité et notre vie quotidienne en Europe. Ici quelqu’un peut t’offrir des habits, des chaussures pour gagner de l’espace. Certaines personnes malintentionnées utilisent cela pour se saper et ensuite aller se vanter sur le net, ils ne vous disent pas la vérité. D’autres sont des arnaqueurs. A tous les jeunes, là où ils peuvent avoir ne serait-ce que 50 000f par mois en ce moment, ils n’ont qu’à accepter, travailler au pays et rester auprès de leurs familles. Il n’y a rien de tel. J’ai ma femme au pays avec ma famille, je voudrais être avec eux ou être entouré de ma famille lorsque je descends du boulot. Hélas ! Je ne peux avoir cette vie ici. Ce que je vis en dehors de ma famille n’est pas de gaieté de cœur.»

Rapport avec la musique, le rap 
«Mes rapports avec la musique ne datent pas d’aujourd’hui. Elle a toujours été un refuge pour moi, mais aussi un moyen d’expression et de communication. Tout prend ses sources dans la famille, pour ne pas dire des problèmes de famille qu’on rencontre, et à partir desquels on peut prendre des décisions qui peuvent guider notre vie ou toute action qu’on entreprend. On m’a taxé de tous les noms d’oiseaux lorsque j’ai quitté mon village pour me rendre à Kédougou. J’ai tout pris sur moi et accepté ma condition, sans jamais regarder en arrière ni baisser les bras. C’est de là que j’ai sorti un morceau intitulé Diar diar. On connait bien ce morceau à Kédougou. Aujourd’hui, rien que d’y penser, je ne peux retenir mes larmes. On ne sait jamais dans la vie. Personne n’a le droit de juger quelqu’un, fut-il un proche parent ou je ne sais qui d’autre. A travers la musique, j’ai su partager ma peine et mes douleurs avec mon public, et trouver ainsi du réconfort auprès d’eux. Tout ce que j’ai eu aujourd’hui, c’est grâce à la musique. Je parle beaucoup d’amour dans mes morceaux, et le premier morceau que j’ai réalisé en Italie s’intitule : Une bague rose pour toi. J’ai fait pas mal de productions, et je prépare la sortie de 2 singles. L’un a pour titre La porte est claquée, l’autre parle de mon village natal, Landé Baytil, et est titré Afrobeat. Revenant sur La porte est claquée, c’est un titre qui me tient à cœur. J’ai compris une chose en Afrique, particulièrement au Sénégal, tant que tu fais de bonnes actions, de bonnes choses pour les personnes, tu es gentil. Jusqu’au jour où tu diras ne plus pouvoir le faire. Tu deviens aussitôt un «sorcier». On te taxe de tout. Je suis arrivé à la conclusion que le bonheur se partage, mais la douleur est personnelle.»
Propos recueillis par Pape Moussa DIALLO De retour d’Italie