Miriam Valiani est une anthropologue italienne très engagée et qui milite en faveur d’une migration sûre, ordonnée et régulière. Elle prône l’égalité du droit entre citoyens du monde, notamment pour ce qui est de la facilitation des populations africaines à voyager librement sans contraintes comme les autres citoyens (Européens en particulier). Mme Valiani connait assez bien le Sénégal pour l’avoir visité à plusieurs reprises et y avoir séjourné quelques mois pour effectuer des recherches pour sa thèse, centrées sur les conditions de vie dans les villages aurifères de la région de Kédougou. Entre autres, elle a enseigné la langue italienne aux migrants, dans deux centres d’accueil près de sa ville natale, Arezzo, en Toscane. Dans cette interview, elle aborde sans prendre de gants, la complexité de la question migratoire, les rapports entre l’Europe et l’Afrique, la nécessité de respecter le droit pour rendre effective la possibilité de se mouvoir de toutes les personnes. Elle revient en outre sur l’application de la réciprocité sur l’octroi du visa et s’inscrit en faux contre toute idée ou personne vantant l’Europe comme étant un eldorado.Comment analysez-vous la situation de la migration de l’Afrique vers l’Europe ?
L’Afrique a souvent été présentée comme une terre marginalisée, déconnectée du reste du monde, pourtant, sur la durée, l’Afrique n’a cessé d’échanger avec l’Europe, l’Asie et après, les Amériques. Et, très classiquement, le rapport que les sociétés africaines entretenaient avec leur environnement extérieur influençait et façonnait leur organisation politique interne. La mise en dépendance, puis l’occupation des sociétés africaines ont procédé par petites touches, par le biais d’alliances instables entre élites locales et étrangères, autant que par la violence de la conquête. En fait, les acteurs dominants des sociétés subsahariennes ont incliné à compenser leurs difficultés à autonomiser leur pouvoir et à intensifier l’exploitation de leurs dépendants par le recours délibéré à une stratégie de dépendance envers certains sujets externes, leur assurant soutien politique et accumulation économique. Ce phénomène, désormais ancien mais, en quelque sorte, toujours présent, peut se résumer brièvement en deux ou trois mots: «clientélisme» et «économie politique rentière». Telles sont les dynamiques encore à la base des relations entre Etats africains et non africains, dynamiques qui font de l’Etat africain un appareil fonctionnel à la liquidation de son potentiel interne en échange de ressources économiques venant de l’extérieur, tout bien considéré modestes et mal redistribuées. C’est comme si le potentiel constructif de l’organisation étatique n’avait jamais été pleinement utilisé en Afrique. En effet, on parle souvent d’un «Etat-rhizome» : mais ce rhizome devrait commencer à fleurir en fournissant des protocoles d’intervention valables sur tout le territoire national, visant à résoudre concrètement les problèmes les plus urgents et à superviser leur mise en œuvre. Ces protocoles doivent rester valables au moins jusqu’à l’obtention des résultats escomptés, et ne pas changer constamment à chaque changement de gouvernement. La pandémie du Covid-19 a été considérée comme une urgence et a été traitée par l’élaboration de protocoles d’intervention rapides… A mon avis, d’autres problèmes, comme le chômage et la question du travail informel, devraient également être traités rapidement comme des urgences. En effet, le chômage crée le désir de migration et le travail informel, comme il n’est pas formellement reconnu, fait des travailleurs informels des personnes pas éligibles à l’obtention d’un visa pour voyager à l’étranger. Mais, encore plus, la raison pour laquelle la transformation du travail informel en travail formel doit être traitée rapidement en urgence, c’est que la formalisation du travail permet la fiscalité, c’est-à-dire le paiement des impôts, qui est important car il permet d’obtenir des fonds pour assurer l’Etat-providence. L’absence d’un Etat-providence fort qui garantit une éducation de qualité et la protection de la santé, par exemple, est une autre raison qui favorise le désir de migrer, parce que les gens craignent de ne pas pouvoir être pris en charge. Face aux pressions d’Etats forts et de multinationales encore plus fortes que les Etats eux-mêmes, les «Etats rhizomes» africains, pris individuellement, ont peu de chance d’affirmer leurs positions et leurs droits, même en cas de prise de conscience et de responsabilité par les classes dirigeantes africaines envers leurs peuples. C’est pourquoi je pense qu’il pourrait être prioritaire pour les Etats africains, de développer un projet sérieux de formation d’un ou plusieurs Etats fédéraux sur le continent africain. Etat ou Etats fédéraux formés par l’union de deux ou plusieurs Etats qui, tout en conservant une partie de leur souveraineté, sont unis politiquement, économiquement et territorialement. Pour faciliter le processus de développement de l’emploi formalisé et les recettes fiscales qui en découlent, il pourrait être utile de se concentrer sur la construction d’ouvrages majeurs tels qu’un réseau de voies ferrées à grande vitesse, à étendre progressivement à toute la surface du continent. Ces grands travaux devraient être faits en partenariat avec des entreprises étrangères, mais pas totalement confiés à des entreprises étrangères. Il faudrait favoriser la formation et le développement d’entreprises industrielles totalement africaines.
La migration des pays africains vers l’Europe est moins importante si l’on sait que plus de 80% des migrations africaines sont intra-africaines. Est-ce normal que l’Europe se victimise d’être envahie par les Africains ?
La tendance à la victimisation et la xénophobie doivent être remplacées par une prise de conscience et de responsabilité. Ce n’est pas une invasion, mais une question à résoudre de la meilleure façon possible pour le bien-être de tout le monde, à travers l’engagement partagé de tous les pays d’Europe et d’Afrique intéressés. Mais le bien-être des populations européennes doit être aussi protégé. A cet égard, il convient de noter qu’au fil du temps, les droits des travailleurs et leurs salaires se sont détériorés également parce que les travailleurs étrangers sont prêts à accepter de pires salaires et de pires conditions de travail. Sachant qu’ils arrivent souvent à en profiter au moins un peu, puisque leurs petites épargnes ont quand même une certaine valeur au pays d’origine où l’euro joue le rôle de monnaie forte. Les travailleurs européens n’ont pas cette perspective et ils ressentent une détérioration de leurs conditions de vie.
Quelle sorte de coopération migratoire devrait, selon vous, être priorisée pour rendre plus humaine la migration, surtout qu’elle soit un droit consacré ?
S’installer dans un nouveau pays n’est pas facile. L’acquisition d’une nouvelle langue, l’adaptation à un contexte socioculturel différent…, cela prend du temps. Trouver un emploi prend du temps, surtout quand le marché du travail est presque saturé, comme en Italie en ce moment historique. Je pense que la meilleure solution serait de donner la possibilité de venir en Europe avec un visa touristique de trois mois, à toute personne ayant un casier judiciaire vierge, et l’argent pour acheter un billet d’avion et couvrir les frais de subsistance pour la période concernée, afin que les gens puissent avoir la possibilité de comprendre ce que l’éventuel pays d’atterrissage pourrait leur offrir, et rentrer chez eux en toute sécurité s’il n’y a pas de chance de rester, et revenir plus tard le moment venu. Les billets d’avion sont relativement bon marché et souvent, les gens peuvent compter sur l’hospitalité de leurs amis et de leur famille pour la période du séjour. Au cas échéant, ils pourraient facilement louer une chambre pour la durée de leur séjour, comme tout le monde. Après tout, ce sont des dépenses qui pourraient être supportées par beaucoup de personnes à qui le visa est refusé. Il n’est pas correct d’avoir peur que les gens ne respectent pas l’échéance de leurs visas et de criminaliser les gens a priori. Celui qui ne se comporte pas correctement en subira les conséquences, comme tout le monde, et pourra éventuellement se voir refuser la possibilité d’obtenir un visa à l’avenir.
La migration irrégulière peut-elle être vaincue sans la levée des restrictions comme le visa pour les pays africains ?
Je ne pense pas que ce soit possible facilement. Il faut d’abord donner à chacun la même possibilité de voyager. Je pense qu’il est juste que la population africaine obtienne le droit de voyager comme les gens des autres pays.
Les pays africains ne devraient-ils pas exiger le visa aux ressortissants des pays européens qui l’exigent à leurs concitoyens ?
Je pense qu’il est légitime d’appliquer le principe de réciprocité.
Par quel mécanisme, selon vous, devrions-nous lutter efficacement contre l’émigration irrégulière ?
Augmenter les chances de migration/voyage régulière : voyages de loisirs et d’affaires, réunions de famille, bourses, échanges scolaires, entretiens d’embauche à distance, etc.
En Italie, on garantit à certains migrants, la protection internationale. Des fois, même lorsque le pays d’origine ne connait pas de conflits (guerres, catastrophes climatiques, pandémie, etc.). Est-ce que cela n’encourage pas quelque part les arrivées ?
Certes oui ! Mais c’est quand même une façon d’offrir une perspective à ceux qui se trouvent dans une situation précaire.
L’Europe offre-t-elle plus de perspectives aux migrants que leurs pays d’origine ?
Pour certains, les plus pauvres et les plus vulnérables dans leur pays d’origine, l’Europe pourrait offrir de meilleures perspectives, dans l’état actuel des choses. Mais, je pense que les pays africains ont un grand potentiel de développement et étant donné qu’en Europe la situation économique commence à être plus difficile que par le passé, beaucoup plus difficile…, il pourrait être plus intéressant, pour la plupart des gens, d’investir leurs efforts dans leur pays.
Que répondez-vous à ceux qui croient que l’Europe est un eldorado ?
L’Europe n’est pas un eldorado, l’Italie encore moins. Le taux de chômage des jeunes est de 25%, ceux qui ne sont pas au chômage ont souvent un emploi précaire et le salaire moyen en Italie est d’environ 1500 euros (cela signifie que la majorité de la population gagne environ 1500 euros par mois), un salaire uniquement de survie si l’on considère l’augmentation du coût de la vie : tant c’est vrai que de nombreux jeunes Italiens ne peuvent pas se permettre d’avoir des enfants parce qu’ils ne pourraient pas supporter les coûts que la naissance d’un enfant implique. Enfin, les horaires de travail sont intenses, en moyenne huit heures par jour pour 5 jours par semaine, avec une ou deux semaines de vacances par an… Ce n’est pas une vie de film hollywoodien.
Propos recueillis par Pape Moussa DIALLO