On les appelle les Blasians ou les Hafus. Minoritaires, les métis black et asian – ou afro-japonais – s’affirment de plus en plus au Japon. Aux avant-postes de la lutte pour leur reconnaissance, les femmes montent au créneau et mettent le pays au défi de la diversité.
Leur existence remonterait à plus d’un millénaire. Les métis black et asiatique, les Blasians, seraient nés à Madagascar, où se croisent les populations indonésiennes et africaines. Plus récemment, l’identité blasian est devenue célèbre avec des figures comme le golfeur Tiger Woods, les chanteurs américains Ne-Yo et Pharrell Williams, la top model américaine Kimora Lee Simmons ou encore l’homme politique Jean Ping. Leurs origines sont le reflet d’une longue histoire.
Au Japon, cette population métissée afro-asiatique, ultra-minoritaire, est désignée par le terme «hafu» ou «haafu», inspiré de l’anglais «half» (moitié). Après avoir été méprisée, la peau mate devient tendance dans les années 1970. A partir de 1990, des Japonaises aux cheveux peroxydés («chapatsu») et à la peau anormalement bronzée arpentent les rues des quartiers de Shibuya et d’Ikebukuro, à Tokyo. Ce sont les «ganguro gyaru» (les filles au visage noir), dont l’allure provocante casse les codes et fait fureur. La tendance s’amplifie avec le succès de la rock star Namie Amuro, connue pour son tube Funky town. La mode évolue, début 2010 voit la naissance d’un nouveau courant, le B-style. Adeptes de la culture hip-hop américaine, les B-stylers importent la culture black dans les rues de Tokyo. Ces adolescents, majoritairement tokyoïtes, accros aux séances de bronzage et aux rares salons de coiffure afro que l’on trouve dans la capitale, veulent ressembler à Jay-Z ou Beyonce. Il faut attendre encore quelques années pour assister au couronnement de la beauté blasian dans le pays du Soleil-Levant. Métisse de père afro-américain et de mère japonaise, Ariana Miyamoto est née à Sasebo dans la province de Nagasaki. Après des études aux Etats-Unis, elle se présente au concours Miss Japon en 2015 et le remporte face à 44 candidates 100% japonaise. Lors de la cérémonie, la jeune femme dit s’inspirer de Mariah Carey qui «a traversé beaucoup de difficultés avant de devenir une chanteuse populaire (…) et a dû faire face à des obstacles raciaux, comme moi, qu’elle a réussi à surmonter pour devenir une star».
Bien que la beauté blasian s’affirme sur les podiums depuis quelques années avec des égéries comme Chanel Iman ou Karrueche Tran, la jeune Ariana affronte les foudres des internautes. Loin de s’imaginer remporter le concours de beauté, elle racontera avoir voulu sensibiliser le public japonais à la question du racisme, après le suicide d’un ami victime de discrimination. Son élection, le 12 mars 2015, provoque de nombreuses réactions d’hostilité, mais permet aux Blasians du Japon d’être reconnus dans la société traditionnelle nipponne. L’année suivante, le concours consacre une autre métisse, Priyanka Yoshikawa, d’origine indienne.
Mais la plus célèbre Blasian du pays est d’origine sénégalo-japonaise. «J’ai toujours été persécutée à l’école à cause de la couleur de ma peau et de mes cheveux crépus, nous explique Marie Nakagawa. Je me sentais en décalage.» Malgré une enfance singulière, elle décide de se battre et entreprend une carrière de mannequin. «J’ai détesté l’idée d’être née noire en tant que Japonaise», dit-elle. Son rêve est de faire de sa différence l’étendard d’un nouveau style. «Je suis une pionnière», aime-t-elle répéter, avouant avoir longtemps vécu sa «différence» comme une menace pour son travail. «Il y a toujours des gens qui croient que je ne pourrai jamais porter leurs vêtements, car je suis trop éloignée des standards japonais. C’est encore loin d’être gagné.»
En 2016, le Japon a adopté une loi contre les discours haineux, base d’une législation antiraciste
En six ans, elle devient la première Blasian à accéder aux grands défilés et l’un des mannequins les plus convoités du Japon. Sa plus belle satisfaction est de pouvoir «accepter (son) apparence et (se) revendiquer japonaise». Les clichés de la top model pour le festival de mode «Tokyo girls collection» ont largement contribué à sa notoriété. «Aujourd’hui, les gens me trouvent tendance et cool, et le monde de la mode intègre enfin le “brun” à sa palette de couleurs.» Lorsqu’elle participe à la deuxième saison d’«Asia’s next top model», elle s’entend dire qu’elle n’a pas l’air d’être japonaise. «Cela leur semblait incongru de me présenter comme la candidate du Japon.» Après sa performance et la diffusion de l’émission, les téléspectateurs japonais la voient autrement. «Ils ont réalisé que je maîtrisais parfaitement leur langue et leurs codes socioculturels. Ils ont fini par m’accepter.» Côté cosmétique, la beauté blasian reste une «anomalie» au Japon, et Marie Nakagawa peine à trouver ses produits de beauté : «Je soigne ma chevelure afro en fréquentant les salons spécialisés. Trouver les fonds de teint qui conviennent à ma couleur de peau est impossible, donc je les fais venir des Etats-Unis.»
Ce phénomène récent est encore loin de faire l’unanimité. En 2016, le Japon a adopté une loi contre les discours haineux, posant les bases d’une législation antiraciste. «Nous n’avons jamais été confrontés à une immigration massive (…). C’est un fait inédit. Au Japon, le racisme est le fruit d’une méconnaissance de l’autre», explique Renaud André, président de l’Association antiraciste franco-belge Asia 2.0. Avant Ariana Miyamoto, rares étaient les Blasians qui prenaient publiquement la parole pour dénoncer les discriminations. «Pour les Asiatiques, il ne faut surtout pas perdre la face. Or, dénoncer le racisme reviendrait à reconnaître sa faiblesse, ce qui est inacceptable», explique Renaud André. Il considère que les métis et les Asiatiques de la diaspora ont un rôle à jouer : «Je peux en parler, car je suis belge et asiatique. Je me moque de “perdre” la face. Et je ne subis pas le poids de ces traditions, car j’ai grandi en Belgique.»
Avec cette nouvelle loi, le Japon répond ainsi aux appels des Nations unies, qui avaient «prié l’Etat japonais d’adopter une législation interdisant la discrimination raciale, à la fois directe et indirecte». A l’origine, la loi s’adresse davantage aux Coréens qu’aux Noirs japonais. L’arrivée encore discrète des «gaijin» (étrangers) venus d’Afrique devrait contribuer à grossir les rangs des petits Blasians dans les années à venir. Pour l’heure, les étrangers au Japon ne représentent que 1,7% de la population. En 2010, le pays ne comptait que 12 mille 100 ressortissants africains, venus essentiellement du Ghana, du Nigeria et de l’Egypte : une goutte d’eau dans le Pacifique.
Parismatch