Nous allons assister dans quelques jours à une énième cérémonie de prestation de serment au Sénégal. Ce moment solennel mettra le Président nouvellement élu face aux juges du Conseil constitutionnel pour lire la formule indiquée dans l’article 37 de notre charte fondamentale : «Devant Dieu et devant la Nation sénégalaise, je jure de remplir fidèlement la charge de président de la République du Sénégal, d’observer comme de faire observer scrupuleusement les dispositions de la Constitution et des lois, de consacrer toutes mes forces à défendre les institutions constitutionnelles, l’intégrité du territoire et l’indépendance nationale, de ne ménager enfin aucun effort pour la réalisation de l’unité africaine. »
Au-delà de ces termes, cet acte est considéré comme une promesse de respect de l’engagement à remplir les missions indiquées en prenant Dieu et la Nation sénégalaise à témoin. Il va sans dire que cette formulation nous vient du colonisateur. Elle résulte du débat né de la Révolution entre les athéistes anticléricaux plaidant pour la laïcisation pure et simple du serment judiciaire et les conservateurs tenant à son caractère religieux. Ce mimétisme ne peut pas être sans susciter d’interrogations sur ce qui est considéré comme tradition juridique du Sénégal en ce qui concerne la prestation de serment.
Ainsi, nous importe-t-il ici de revenir rapidement sur le débat relatif au serment judiciaire et sa laïcisation en France, de voir sa répercussion dans les colonies et de revisiter cette question dans la tradition des Almaamis du Fouta.
La laïcisation du serment judiciaire en France
A la suite de la Révolution française, les athéistes anticléricaux ont voulu ôter au serment tout caractère religieux. Tout ce qui symbolisait ou évoquait une divinité, devait disparaître des formules et espaces judiciaires en mettant en avant la liberté des cultes et des consciences. Dans cette ambiance, des jurés et des témoins refusèrent de prêter serment en protestant contre son caractère religieux par ces termes : «Ma conscience se refuse à accepter ce serment. Je ne peux pas jurer devant un Dieu auquel je ne crois pas. Que Monsieur le Président retire cette expression et alors j’accomplirai mon devoir. […] Je proteste publiquement contre le fait que, sous le régime républicain et après la Révolution française, il existe encore dans nos lois des formules théocratiques qui sont une violation du principe de la liberté de conscience et qui empêchent un citoyen probe et digne de remplir son devoir.» Ce combat dura longtemps. Des jurés qui refusaient de respecter la loi en prêtant le serment comme requis, subirent des condamnations pécuniaires dans différents tribunaux de la France. Mais ils finirent par obtenir gain de cause. On remplaça «devant Dieu» par l’expression «avec l’attention la plus scrupuleuse». Ce qui revient à dire «Ne ménager aucun effort» ou «Consacrer toutes ses forces».
Seulement, cette offensive ne fut pas sans résistances ou contestations.
Les Quakers demandaient à être dispensés de toutes sortes de serment pour respecter l’enseignement de leurs Anciens qui ne se fiaient qu’à leur bonne foi. Ils obtinrent gain de cause en 1810 après vingt ans de lutte, mais sont remis dans le droit commun quelques années après.
Les Juifs, quant à eux, ont connu un autre sort. Les magistrats exigèrent d’eux la prononciation du serment hebraico (more judaico) en arguant que «le serment étant un acte à la fois civil et religieux, les solennités et les formes l’entourant devaient répondre au culte de celui qui le prête, sans quoi il ne serait pas valide». Ce qui souleva l’ire de certains rabbins qui ne voyaient nullement le fondement religieux de ce raisonnement. Pour eux, rien de ce qui était exigé par les diverses Cours ne se trouvait codifié dans la Bible. En se basant sur les dogmes et les rites juifs, la formule «je le jure» usitée en France, présentait pour tout israélite la force et la rigueur d’un serment l’obligeant en conscience de dire la vérité, la vérité tout entière, rien que la vérité, et ce, sans qu’aucune autre intervention, aucune formalité ni cérémonie quelconque ne soit nécessaire. En fin de compte, les Juifs avaient obtenu l’option de jurer selon leur religion ou conformément à la loi.
S’agissant des musulmans de l’Empire, on n’en a pas fait cas dans le débat hexagonal. Il faut noter seulement que la colonie de Saint-Louis du Sénégal s’est manifestée dès 1832 avec force pour bénéficier d’une institution judiciaire propre aux musulmans. Ce que Louis Faidherbe leur accorda en 1857 et nomma parmi eux un Qaadi. Faidherbe, un laïc convaincu, alla plus loin en imposant aux soldats recrutés en Afrique de l’Ouest, communément appelés «Tirailleurs sénégalais», de prêter serment sur le Coran.
Aujourd’hui, le serment est uniformisé en France. Il est formulé de la même manière dans toutes les juridictions françaises ainsi que dans celles des pays ayant en partage sa tradition judiciaire. Celui qui jure se tient débout en levant la main droite, devant des magistrats en robe de couleur souvent rouge, dans un espace dépourvu de tout signe religieux. Seul l’emblème national ou la symbolique républicaine y sont admis. Pour dire que la laïcisation n’est pas forcément la désacralisation. Seulement, cette sacralité n’est plus liée à un système de croyances ou à une religion. Ce qui met cette tradition aux antipodes de celle du Sénégal.
Le serment des Almaamis et la tradition populaire
Gaspar Mollien, témoin de l’intronisation de l’Almaami Tafsiir Mamoudou en 1818, nous décrit la séance comme suit : «Lorsqu’ils (Les Jaagordé) sont mécontents de ce chef (l’Almaami), ils se retirent dans un lieu écarté, ainsi que le faisait l’aréopage à Athènes, pour discuter des affaires importantes. Après une longue délibération, l’Almaami est renvoyé, un autre est sur-le-champ élu à sa place. Ils le font venir devant eux, et lui adressent ces mots : «Nous t’avons choisi pour gouverner notre pays avec sagesse» et sans doute ils ajoutent, pour exécuter notre volonté. L’Almaamy prend alors le Coran, et dit : «Je suivrai à la lettre ce que prescrit ce livre de Dieu (Allah); s’il me commande de donner mes richesses, de sacrifier mes enfants je le ferai sans balancer.» Ensuite, Aly Dondou, d’un côté, et Elimaan Siré de l’autre, présentent le nouvel Almaami au peuple, et s’écrient : «Voici votre roi, obéissez-lui.» Le Peuple applaudit, et l’élévation du nouveau prince au trône est célébrée par des salves de mousqueterie.»
Constatons qu’ici la nature religieuse du serment ne fait aucun doute. Et cette modalité correspond à celle pratiquée par les Sénégalais dans leur quotidien quand ils requièrent un serment décisoire «Waat ko ci Al Khouraan». Ainsi, «lever la main droite au Ciel» de la tradition française ou «poser la main sur le Coran» comme procèdent les musulmans, ont une même signification : Prendre Dieu à témoin.
Ce qui voudrait dire que l’enjeu du serment réside dans la sincérité de celui qui jure. Soit on considère que la crainte des sanctions prévues dans les lois positives peut être une garantie contre le parjure ou bien il faut compter sur le respect du droit divin que tout croyant tient à observer. Pour ce dernier, seule la forme prescrite par la religion peut garantir à la justice la sincérité des engagements pris.
Enfin, avouons que dans une société aussi islamisée (imbue de valeurs islamiques) que celle du Sénégal, contraindre ses élus à prêter serment dans une formule juxtaposant Dieu et la Nation, est une atteinte violente à la liberté de conscience et de culte. Ce qui est une de contradictions contenues dans la Constitution du Sénégal. D’ailleurs, l’attitude des Libres penseurs Agnosticistes, qui refusaient au XIXème siècle, de jurer au nom d’un Dieu auquel ils ne croyaient pas, peut être aujourd’hui celle des musulmans à qui le prophète (Saws) a intimé l’ordre de ne jurer que par Allah sinon de se taire. Dans cette situation, ne serait-il pas plus sage de veiller dans la Constitution sur la religiosité des citoyens croyants qui nous vaut jusqu’ici une vie assez paisible et de la protéger contre les multiples agressions qu’on constate dans le monde.
Mamadou Youry SALL
Chercheur-Enseignant à l’Ugb
1 Jacqueline Lalouette : La difficulté de la laïcisation judicaire
https://www.cairn.info/revue-romantisme-2013-4-page-45.htm