J’ai lu avec une attention particulière votre «lettre d’outre-tombe», écrite avec l’émotion et la verve qu’on vous connaît. Mais je dois dire que, derrière la belle plume et les figures de style, se cache une construction sélective des faits, une manière subtile de réécrire l’histoire récente de notre pays en occultant les responsabilités partagées et les réalités présentes. Permettez-moi, en toute courtoisie teintée d’un grand respect, mais aussi avec rigueur, de rétablir certaines vérités et d’apporter un éclairage sur la gouvernance actuelle que vous semblez défendre sans nuance.
Vous avez raison de rappeler qu’il y a eu des souffrances, des drames, des injustices.
Mais encore faut-il avoir la lucidité, même étant partisan, d’en examiner les causes profondes. Entre 2014 et 2021, le parti Pastef a évolué dans un climat politique tendu certes, mais sans persécution systématique. Pendant cette période, le parti a pu mener ses activités sans entrave majeure, présenter des candidats, s’exprimer librement dans les médias, occuper l’espace public sans être inquiété.
Le tournant est venu avec les appels répétés à l’insurrection, les discours incendiaires, les slogans déguisés en mots d’ordre. Et n’oublions pas qu’au cœur de cette séquence explosive, Monsieur Ousmane Sonko s’était rendu dans un lupanar qu’il disait ne pas connaître par un post, avant de se rétracter en invoquant une maladie imaginaire alors même qu’il bénéficiait d’une couverture médicale de 80% en tant que député. Pour se tirer d’affaire, il appela au «mortel combat». Lorsque des leaders politiques invitent leurs militants à «tenir tête» à l’Etat, à «descendre dans la rue» pour en découdre, il est illusoire de croire que la réaction des Forces de l’ordre se fera dans la douceur. Là où vous voyez une machination d’Etat, d’autres voient une stratégie délibérée de confrontation pour exister politiquement. Et ces jeunes dont vous parlez avec compassion, où ont-ils été arrêtés ? Dans leurs maisons, innocemment ? Non, Ndiaga ! La réalité est plus crue, beaucoup l’ont été en pleine action de saccage de commerces, d’incendie de stations-services, de destruction d’édifices publics et privés, y compris des universités et des écoles. Fallait-il fermer les yeux sur ces violences ? Certainement pas ! Nul ne justifie la mort, ni la répression aveugle, mais n’occultons pas le contexte, car la rue a été transformée en champ de bataille. Ce n’est pas de la «fabrication» de terroristes, c’est la conséquence tragique d’un choix stratégique dangereux.
Mon cher Ndiaga, ce qui choque nombre d’observateurs, ce n’est pas que vous défendiez la liberté, c’est que vous sembliez la défendre à géométrie variable, selon moi. Où étaient vos indignations lorsque l’université a été mise à sac par des nervis se réclamant de votre camp ? Où étaient vos colonnes enflammées lorsque des entreprises sénégalaises ont vu leurs magasins pillés et incendiés ? Vous étiez prompt, jadis, à condamner les scandales d’audit sous l’ancien régime, en parlant d’actes «impardonnables». Aujourd’hui, vous gardez le silence devant l’impardonnable chaos qui a plongé des familles entières dans la ruine.
Brillant intellectuel que vous êtes, oui ! Trop brillant même, nous devrions dire, vu votre parcours et la fierté que vous nous offrez en tant que Sénégalais très respecté dans vos domaines. Mais des fois, nous nous perdons dans vos analyses, car l’intellectuel ne doit pas être la caisse de résonance d’un camp. Son rôle n’est pas de légitimer les pulsions fascisantes d’un projet politique flou. Car, à ce jour, où est le fameux projet salvateur ? Où est la rupture promise ? Où sont les réformes structurelles annoncées ? On ne bâtit pas une Nation sur des colères et des slogans, mais sur une vision, une stratégie et des institutions solides. Or, tout cela manque cruellement.
Permettez-moi de vous rappeler la devise brandie comme un étendard : «Jub, Jubal, Jubanti» (la droiture, la rectification, le redressement). Belle promesse ! Mais qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Un slogan vidé de sa substance par la réalité crue d’une gestion entachée de zones d’ombre. Le dernier rapport trimestriel d’exécution budgétaire, que tout citoyen devrait pouvoir consulter en toute transparence, présente des anomalies troublantes : des rubriques entières ont été élaguées. Pourquoi ces suppressions ?
Que cache-t-on aux Sénégalais ?
Comment comprendre que, sous un régime qui s’était engagé à moraliser la gestion publique, des dépenses essentielles soient masquées, pendant que d’autres, moins prioritaires, explosent ?
Parlons de l’Onas (Office national de l’assainissement) : des marchés attribués sans appel d’offres, des surfacturations qui dépassent l’entendement, des retards d’exécution qui laissent des quartiers entiers sous les eaux à chaque hivernage. Où est la rupture ? Regardons du côté de l’Aser (Agence sénégalaise d’électrification rurale) : contrats opaques, projets annoncés en fanfare mais jamais réalisés, soupçons de détournement. Pendant ce temps, des villages entiers continuent de vivre dans l’obscurité. Où est passée la transparence promise ?
Ajoutons à cela l’explosion du train de vie de l’Etat : véhicules de luxe, voyages officiels avec un jet privé, recrutements politiques déguisés en nominations administratives. Bref, de l’apparat et de la prestance. Pendant ce temps, les secteurs vitaux tels que l’éducation, la santé, l’emploi des jeunes peinent à respirer.
Vous parlez d’oppression passée, mais regardez autour de vous : ceux qui dénonçaient hier les arrestations arbitraires en usent aujourd’hui sans scrupule. Des opposants sont convoqués et emprisonnés sans jugement, intimidés, parfois arrêtés, sous des prétextes fallacieux. Les journalistes sont muselés (pression fiscale des entreprises de presse à l’agonie). Des voix critiques sont traquées sur les réseaux sociaux ou à la télévision (Abdou Nguer et Badara Gadiaga). Où est la fameuse «souveraineté» si elle sert à justifier l’autoritarisme ? Le plus ironique, Ndiaga, c’est que ceux qui vilipendaient le «système» l’ont épousé sans complexe (on court après le Fmi et on va quémander en Turquie et en France). Les mêmes pratiques qu’ils condamnaient hier : clientélisme, népotisme et répression, sont devenues leur arme favorite. C’est à se demander si la vraie rupture n’est pas simplement celle des rôles : les anciens persécutés sont devenus les nouveaux persécuteurs.
Pendant que ces querelles politiciennes se poursuivent, la jeunesse sénégalaise attend. Le chômage atteint des sommets. Les investissements étrangers reculent, faute de visibilité et de stabilité. Les grands projets structurants sont gelés ou ralentis. Les prix flambent, le pouvoir d’achat s’effondre. La diaspora, qui croyait en une nouvelle ère, commence à douter. Et que fait-on ? On organise des forums, des concertations, des «assises» qui ne débouchent sur rien de concret. Le temps des slogans est terminé, Ndiaga. Il faut des résultats. Or, pour l’instant, ce que nous voyons, c’est un pouvoir empêtré dans ses contradictions, incapable de passer du discours à l’action. En seize mois, quatre programmes !
Mon cher Ndiaga, l’histoire du Sénégal ne s’écrit pas à coups de pamphlets partisans, ni de postures héroïques d’outre-tombe. Elle s’écrit avec la vérité, même lorsqu’elle dérange. Et la vérité, aujourd’hui, est simple : nous assistons à un glissement inquiétant vers l’opacité, le népotisme et l’autoritarisme, sous couvert de patriotisme et de souveraineté. Ce qui est impardonnable, ce n’est pas seulement la répression d’hier ou les saccages d’aujourd’hui, c’est le silence des intellectuels face à la dérive actuelle. C’est la caution donnée à un projet politique qui, loin d’incarner la rupture, reproduit les pires travers du passé. C’est la validation d’une logique fascisante sous le masque du populisme.
Le Sénégal mérite mieux que ce cycle infernal de violences, d’illusions et de trahisons.
Il mérite une gouvernance transparente, des institutions solides et des intellectuels courageux, capables de dire non aux dérives, quel qu’en soit l’auteur. Ndiaga, nous pouvons continuer à écrire des lettres depuis l’au-delà de nos perceptions, ou nous pouvons choisir de regarder la réalité en face. J’ai choisi la seconde voie. Et vous ? Persistez-vous toujours dans cette position ?
Respectueusement, votre ancien camarade de classe.
Amadou MBENGUE dit Vieux
Secrétaire général de la Coordination départementale de Rufisque, membre du Comité Central et du Bureau Politique du Pit/Sénégal
