Nous nous retrouvions les jeudis très tôt sur le parking de la Maison d’arrêt et marchions ensemble, sésame rose en main. L’accueil au portail n’était guère joyeux, il était même rude. Des hommes en uniforme passaient et repassaient faire les achats pour le petit déjeuner ; certains chahutaient les habitués de ce lieu qui, à force de venir voir des proches, étaient devenus des visages connus, des détenus laissés libres. Nous étions tous les deux frappés par les hommes et les femmes que l’on côtoyait le matin, dont on voyait qu’ils venaient tous des quartiers lointains, là où vit le petit peuple dont les enfants sont gardés -souvent en attente de procès- derrière ces murs hauts de la citadelle du silence. Moustapha se moquait tous les jours de ma mine grise du matin ; je déteste me lever tôt. A l’intérieur, au fond de la grande allée, trône un bâtiment plutôt neuf. A l’intérieur, nous nous asseyions sur les bancs, dans une salle où chacun gardait le silence, comme si nous étions tous des détenus, attendant que le haut-parleur au son difficilement audible annonce nos noms. Nous allions ensemble voir notre ami au parloir. Moustapha avait toujours des mots tendres et rassurants pour cet ami jugé et condamné, sans jamais verser dans l’optimisme béat ou le maslaa. Je sais en plus qu’il a assuré une présence utile aux côtés de la famille du concerné.
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J’étais frappé par son humanité que je connaissais déjà, mais surtout par son dégoût de l’injustice que peuvent vivre les plus précaires frappés par les violences morales et physiques que les logiques de domination imposent. En cela, je peux dire que je n’ai jamais rencontré un homme aussi humaniste que Moustapha. Il me fait penser au mot de Sartre : «Pour aimer les hommes, il faut détester violemment ce qui les opprime.»
Quand on gravite autour de la politique sénégalaise, on connaît forcément Moustapha Diakhaté. Verbe haut, convictions ancrées, constance dans le combat politique et défiance vis-à-vis des dogmes, des appareils politiques, des puissants, et méfiance vis-à-vis des adhésions aveugles et irraisonnées. Je le suis depuis l’initiative «Wacco ak alternance», un groupuscule de militants du Pds, déçus par la tournure du Sopi, qui ont décidé de porter le combat de la rectification de la ligne au sein de leur formation politique. Tout de suite, j’ai été séduit par le courage de ce débatteur hors pair, par sa maîtrise du verbe et par son habileté à défendre ses positions avec hargne. Puis, il y a eu la rupture avec les Wade et l’adhésion à l’Apr. J’avais de temps à autre les récits de ses aventures via mon ami Abdoulaye Fall, membre fondateur du parti. Bien des années après, j’ai enfin rencontré Moustapha, en mars 2021, dans la foulée des événements consécutifs à la sordide histoire que tout le monde connaît. Quand j’ai vu Moustapha, il m’a dit une chose qui m’a plu, glacé et fait frémir en même temps. Il me dit : «Tu sais, je crois en trois choses : la République, la démocratie et la liberté.» Tout de suite, l’estime, le respect, l’affection et l’amitié. Moustapha est mon ami, et cette phrase n’est guère banale. Nous nous sommes vite rapprochés ; entre 2021 et 2023, j’ai presque vu Moustapha tous les jours, au même endroit, pour commenter l’actualité politique africaine et internationale. Nous parlions aussi souvent de nos lectures, car Moustapha est un grand lecteur. Il se lève tôt et lit jusqu’en fin de matinée, avant de commencer ses activités.
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Depuis ce premier jour de rencontre, nous nous parlons au téléphone au minimum trois fois par jour ; nous avons la même haine des populismes, des racismes, et le même engagement contre le fascisme. Nous rêvons d’un nouveau printemps de la démocratie et du progrès partout sans jamais nous limiter à l’Afrique, considérant l’universalité du genre humain. A chaque fois que quelqu’un perd espoir devant la défaite des courants progressistes et l’avancée des extrémismes et des nationalismes, Moustapha a toujours le mot juste pour dire que l’histoire n’est jamais finie, qu’il ne faut jamais cesser de croire en la raison et en la capacité par la parole et l’action créatrice de changer la face du monde et surtout la vie des gens. Il est très sisyphéen dans ce sens.
Moustapha est un militant au sens noble du terme, c’est-à-dire un porteur de cause, un homme écorché, vif, engagé et fondamentalement démocrate. C’est l’exemple du républicain affirmé qui considère qu’au-dessus de la République, il n’y a rien ni personne. Celle-ci a été le moteur de son engagement, car chez lui, la République n’est pas chose désincarnée, aérienne, qu’on rappelle dans de grandes envolées lyriques sans matérialité concrète. La République chez Moustapha est une essence, une spiritualité telle qu’elle a été imaginée par les grands penseurs républicains. Mais elle est aussi et surtout pour lui, une exigence à bâtir des sociétés humaines équitables, moulues dans le savoir qui libère l’individu des dogmes qui enferment et de l’obscurantisme qui nuit.
Je me refuse depuis son arrestation, à sortir des phrases toutes faites comme «Moustapha ne mérite pas la prison». Il déteste ce type de phrases de toute façon, car convaincu me dit-il souvent «Gauche -oui, Moustapha ne prononce jamais mon prénom, il m’appelle toujours ainsi- je ne fais que mon devoir. Il faut toujours faire ce qu’on a à faire. Le Sénégal n’appartient à personne, nous qui y habitons aujourd’hui en sommes juste des locataires non permanents, d’autres étaient là avant nous et d’autres générations viendront après nous».
Moustapha savait qu’il allait être arrêté et emprisonné. Il s’y est préparé et avait préparé ses proches. Mais j’ai deux mauvaises nouvelles pour ceux qui veulent lui imposer le diktat de la terreur : Moustapha ne se taira pas, ensuite il ne connaît pas ce sentiment qu’est la peur. Mieux, c’est un homme insensible aux honneurs, car sachant que ceux-ci, pour la plupart, sont fugaces et insincères. De sa première grève en tant qu’élève contre l’attitude d’un directeur d’école dont il était en même temps le… répétiteur des enfants, à ses activités syndicales à la Bceao, qui ont abouti à son licenciement, en passant par son départ du Pds, son exclusion de l’Apr, il est devenu un homme endurci et un militant ayant atteint le degré le plus élevé du militantisme, celui où tu n’agis ni pour les nominations ni pour les élections, mais au nom du tribunal suprême de la conscience.
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Abdel Hamid Kichk avait dit un jour : «Le paradis est dans ma poitrine, je le porte partout où je vais.» Je dirais la même chose de Moustapha, qui porte la liberté dans son Adn, et qu’il gardera toujours intacte, même au fond d’une geôle.
Un jour, des livres d’histoire raconteront le rôle de Moustapha Diakhaté pour le retour de la paix civile en mars 2021 et ses efforts manifestes pour la préservation de la République entre mars 2021 et avril 2024. Je ne sais pas tout, mais j’en sais un rayon, entre ce qu’il a bien voulu me confier et ce que j’ai glané d’autres sources crédibles, et que par humilité et pudeur, lui n’a pas voulu me révéler. Moustapha est un patriote sincère, un républicain ombrageux et un démocrate authentique, et c’est un homme profondément bon, généreux et attachant.
Un des matins qui arrivent, j’irai voir Moustapha. Je me réveillerai difficilement le matin, la mine triste, je laisserai ma voiture au parking de la prison. Je ferai le pied de grue devant cet immense portail en fer vert, et à l’ouverture je me hâterai au milieu des gens pour rejoindre la salle des haut-parleurs au son difficilement perceptible. J’entendrai mon nom et j’irai voir Moustapha… s’il daigne bien me recevoir, car je connais mon ami, il ne fait jamais rien comme les autres.
Par Hamidou ANNE – hamidou.anne@lequotidien.sn