Sorti le 31 juillet sur la plateforme Disney+, le film «Black is king» est une fresque poétique et politique bien de son temps, qui oscille entre kitsch et belles trouvailles.
Il est des hasards qui font l’histoire. Celui qui préside à la sortie de Black is king, le nouvel album visuel (ou film musical ?) de Beyoncé, est probablement de ceux-là. Quand le projet a été conçu, personne n’imaginait qu’un virus allait ravager la planète, mettant à terre l’économie mondiale, affaiblissant certains de ses plus beaux fleurons. Personne ne se doutait non plus, même si c’était dans l’air du temps, que Black lives matter allait, à cause d’un meurtre et à la faveur du déconfinement, prendre une telle ampleur. Tout était différent en juillet 2019, lorsque sortait en salle la nouvelle version du Roi lion : Disney+ était sur le toit du monde, dominant le box-office comme aucun studio auparavant. Un an plus tard, ils sont à genoux, leurs revenus essorés, ne dépendant plus, jusqu’à nouvel ordre, que de leur plateforme de streaming, sur laquelle ils n’ont rien sorti de substantiel depuis son lancement cet hiver. L’empire tremble…
Et c’est dans ce contexte qu’est sorti Black is king le 31 juillet sur Disney+. Devenant de fait, faute de concurrence, l’évènement cinématographique de l’été. Les planètes n’auraient pu être mieux alignées pour Beyoncé, créditée comme réalisatrice, co-scénariste, productrice, star, déesse, etc., et qui s’adonne ici à une véritable démonstration de force – quoi que l’on pense par ailleurs du film. Déjà reine incontestée de la pop music, elle préempte là, en exagérant à peine, l’intégralité du zeitgeist, l’esprit du temps – tandis que Kanye, son éventuel concurrent, s’enfonce chaque jour un peu plus dans la tourbe de son cerveau malade… Toute la pop culture est à ses pieds, la presse américaine n’a plus assez de superlatifs (100% sur Rotten Tomatoes, évidemment). Et si Black is king, Beyoncé is Queen.
Un subtil jeu de présence-absence qu’elle maîtrise depuis toujours
Voilà pour la portée symbolique. Artistiquement, le projet se présente comme le compagnon visuel de l’album The lion king : The gift où Beyoncé avait réuni, en bonne curatrice, une dizaine de musiciens africains (notamment la crème de l’afro-beat ghanéen et nigérian, Wizkid, Burna Boy, Shatta Wale, Tiwa Savage…) et l’aristocratie hip-hop afro-américaine (Jay-Z, Childish Gambino, Kendrick – pour le meilleur morceau -, Pharrell – pour le pire), pour une relecture des grandes thématiques du Roi lion. Présenté par sa maîtresse d’ouvrage comme «une lettre d’amour à l’Afrique», le film viserait, selon le dossier de presse, «à reformuler les enseignements du Roi lion pour les jeunes rois et reines d’aujourd’hui à la recherche de leurs propres couronnes».
Façon pompeuse de faire descendre tous ces nobles fauves de leur piédestal pour raconter à chaque kid qu’il est aussi, un peu, au fond, à condition de le vouloir, un roi. C’est bien sûr l’indécrottable récit individualiste américain, qui brille ici moins par sa complexité narrative (ce n’est certes pas l’objet) que par sa puissance symbolique : au-delà du couronnement de Beyoncé, sa volonté de mettre en lumière les talents africains, de les empowerer et de créer des ponts entre les deux rives de l’Atlantique (sous l’influence affirmée de l’historien Robert Farris Thompson, auteur d’Aesthetic of the cool : Afro-atlantic art and music), est sincère.
En despote éclairée, elle met son pouvoir au service de son Peuple, jouant tous les rôles, mais sachant s’effacer quand il le faut, par un subtil jeu de présence-absence qu’elle maîtrise depuis toujours – c’est même là son génie propre. Outre les musiciens, elle met ainsi en valeur, dans ce qui apparaît comme une œuvre d’art totale, un opéra wagnérien progressiste (dirait-on si l’on n’avait pas peur des oxymores), une armée de danseurs, de costumiers, de designers, de plasticiens, d’écrivains (les jeunes poètes Yrsa Daley-Ward et Warsan Shire) et de cinéastes, pour la plupart noirs.
Un certain kitsch malickien, mais aussi de belles trouvailles
Mais c’est précisément sur la question des cinéastes que le film bat de l’aile. Beyoncé, nous le disions, est créditée comme réalisatrice (son nom apparaît seul, en premier, au générique), et elle s’est entourée de huit co-réalisateurs pour «l’assister». Comme pour Lemonade. Sauf qu’en l’occurrence, c’était la crème des clippeurs (Mark Romanek, Jonas Akerlund, Melina Matsoukas, Kahlil Joseph…) qui en avaient signé les images pour un résultat le plus souvent somptueux. Black is king, lui, est beaucoup plus inégal.
S’y alternent un certain kitsch malickien (à la fois pour le côté plagiste crépusculaire et aérographiste cosmique), une imagerie wakandienne un brin naïve (que n’ont pas manqué d’épingler certains critiques africains), et une esthétique de péplum tantôt intimiste, tantôt grandiloquente, que n’aurait pas reniée Cecil B. DeMille s’il avait officié sur Mtv. Mais apparaissent aussi parfois de vraies belles trouvailles, comme cet hommage au grand Busby Berkeley et ses chorégraphies aquatiques, ces danses afro-futuristes qui font de l’œil à Jean-Paul Goude et Grace Jones ou encore ce clin d’œil à Holy motors et sa limousine blanche (repéré par le critique du New York Times Wesley Morris). On regrette qu’il n’y ait pas un (e) coordinateur·(trice) pour leur donner plus de cohérence, ainsi qu’un·(e) monteur·(se) pour permettre à l’œil d’en profiter.
Black is king est donc un objet fascinant, marquant indéniablement de son temps, une fresque poétique et politique qui ambitionne d’embrasser tous les courants du moment dans un gigantesque flux d’images, de sons, et de corps, une œuvre qui impressionne certes, mais dont on aurait aimé qu’elle le fasse moins par K.o. que par caresse.
Les Inroks